Métrique en Ligne
RIC_2/RIC231
Jean RICHEPIN
LES CARESSES
1877
NIVÔSE
XXI
L'INCONSOLABLE
L'amour parti, je suis tout seul dans la nuit noire, 12
Sans fenêtre à ma prison. 7
Vous, vous avez gardé, dans ce mal transitoire, 12
L'espoir d'un autre horizon. 7
5 Vous croyez qu'il existe un ciel où vont les âmes, 12
Un paradis rose et bleu, 7
Où les anges fleuris, le front coiffé de flammes. 12
Font de la musique à Dieu, 7
Où l'on connaît enfin le mot du grand mystère, 12
10 Où les pauvres cœurs brisés 7
Achèvent la chanson qu'ils commençaient sur terre 12
Et reprennent leurs baisers. 7
Vous croyez que la mort n'est pas aussi cruelle 12
Qu'on le raconte ici-bas, 7
15 Et qu'elle est seulement l'aube spirituelle 12
D'un jour qui ne finit pas. 7
Tant mieux que vous ayez le bonheur ineffable 12
De croire à ce lendemain ! 7
Elle vous servira, la foi dans cette fable, 12
20 D'étoile à votre chemin. 7
Elle vous servira de pôle et de boussole. 12
Elle sera pour vos pas 7
Le compagnon qui guide et l'ami qui console 12
Jusqu'au seuil blanc du trépas. 7
25 Vous mourrez les yeux pleins d'extase, en voyant poindre 12
Le soleil qui vous est dû, 7
Sûre que vous pourrez, quand j'irai vous rejoindre. 12
Retrouver l'amour perdu. 7
Mais moi, que la science à la tétine amère 12
30 A nourri de son lait noir, 7
Je crois aux vérités que m'apprend cette mère. 12
Et je n'ai pas votre espoir. 7
Je crois profondément que l'âme, au corps fidèle, 12
Naît, vit, et meurt avec lui. 7
35 Quand la flamme de vie a fondu la chandelle, 12
Je crois que plus rien ne luit. 7
Je ne puis concevoir le paradis ni l'ange, 12
Ni le bon Dieu qu'on rêva. 7
Je crois à la matière, à qui le ver qui mange 12
40 Rend l'être mort qui s'en va. 7
S'il existait pour moi, ce Dieu, c'est un blasphème 12
Qu'à son trône j'enverrais. 7
Car il n'est qu'un bourreau, s'il ordonne qu'on aime 12
Et qu'on se sépare après. 7
45 Oh ! oui, femme fervente, oh ! oui, je vous envie 12
De croire qu'il nous entend. 7
Car je pourrais lui dire en lui crachant ma vie : 12
« J'ai souffert. Es-tu content ? 7
J'ai souffert, et mes cris n'ont pas troublé ton somme. 12
50 Et pourtant tu m'entendis. 7
Tu peux t'appeler Dieu ; moi, je ne suis qu'un homme 12
Et c'est moi qui te maudis. » 7
Mais je sais qu'il n'est point. Je n'aurai pas la joie 12
De courir ce beau danger. 7
55 Je sais qu'à des hasards sans nom je suis en proie, 12
Et sans pouvoir m'en venger. 7
La force qui m'étreint ne m'est pas vénérable. 12
Elle m'étreint, il suffit. 7
Je ne réclame rien au temps irréparable 12
60 Qui défait tout ce qu'il fit. 7
Mais si vous supportez la cruelle rupture 12
L'air serein, presque content, 7
En songeant que là-haut une extase future 12
Renaissante vous attend. 7
65 Souffrez que moi, qui n'ai de recours que sur terre, 12
Je songe aux anciens amours, 7
Et que je sois navré de me voir solitaire, 12
Privé de vous pour toujours. 7
Laissez-moi regretter cet oiseau qui s'envole, 12
70 Ce passé qui fut présent. 7
Laissez-moi, sans que rien au monde me console, 12
Pleurer des larmes de sang. 7
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