Métrique en Ligne
RIC_2/RIC216
Jean RICHEPIN
LES CARESSES
1877
NIVÔSE
VI
LE DOMPTEUR
Parce que ces fauves lions, 8
Les rhythmes, les mots, les idées. 8
Ont courbé leurs rébellions 8
Sous nos paroles décidées. 8
5 Parce que nous avons le sort 8
D'être des vainqueurs qu'on acclame 8
Et de dompter môme la mort, 8
Nous espérons dompter la femme. 8
Et c'est en chantant des chansons 8
10 Comme un oiseau dans le bocage, 8
Sans peur, sans regrets, sans frissons, 8
•Que nous pénétrons dans sa cage. 8
La tigresse, en effet, pour nous 8
Oublie un instant sa colère. 8
15 Elle vient, douce, à nos genoux, 8
5'étonne, renâcle et nous flaire. 8
Elle sent comme un vague effroi 8
En comprenant ce que l'on ose, 8
Et met sur la main de son roi 8
20 Le baiser de sa langue rose. 8
Humble, elle allonge sous nos pieds 8
Sa souple échine qui se courbe. 8
Mais nos gestes sont épiés 8
Par un regard chargé de fourbe. 8
25 O bête, je te vois encor, 8
Quand ta verte prunelle oblique 8
Me jetait dans un éclair d'or 8
Une menace famélique. 8
J'aurais dû sentir le danger ; 8
30 Car tu crispais tes griffes noires. 8
Et le désir de me manger 8
Te faisait grincer les mâchoires. 8
Le fouet de la queue en courroux 8
Flagellait tes deux flancs sans trêve, 8
35 Et tu ridais ton mufle roux 8
Pour miauler d'une voix brève. 8
Dans ta gorge aux rauquements sourds 8
Grondait une rage étouffée. 8
Mais, calme, je chantais toujours, 8
40 Sûr de ma force comme Orphée. 8
N'ai-je pas l'instrument vainqueur 8
Qui charma le fauve et la bête ? 8
N'as-tu pas, pour l'entendre, un cœur ? 8
On ne mange pas le poète ! 8
45 Oui, tu cèdes. Malgré ta faim, 8
Devant le dompteur tu te vautres. 8
Victoire !… Mais voici la fin : 8
Je fus mangé comme les autres. 8
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