Métrique en Ligne
RIC_2/RIC139
Jean RICHEPIN
LES CARESSES
1877
FLORÉAL
XXVIII
DANS LES FLEURS
Mignonne, allons-nous-en dans un pays de songe, 12
Joli, capricieux, absurde, comme vous, 12
Azuré d'impossible et fleuri de mensonge, 12
Où les arbres, les eaux et le ciel seront fous. 12
5 Regardez ! Le soleil sort de chez sa maîtresse 12
En galant négligé du matin, pâli, las, 12
Tandis qu'à l'horizon traînant sa noire tresse 12
Elle lui jette au nez des bouquets de lilas. 12
Lilas de l'aube, blancs lilas semés de perles ! 12
10 Mettez à votre front ce nimbe gracieux. 12
La diane déjà chante au gosier des merles. 12
Les feuilles au réveil s'ouvrent comme des yeux. 12
Le ruisseau qui gazouille a pour vous des cascades 12
De diamant ou bien des miroirs de cristal. 12
15 Les cailloux du sentier roulent des noix muscades, 12
Et l'écorce du bois est en bois de santal. 12
Le vent luxurieux sur vos lèvres dérobe 12
L'arôme des baisers et le vol des chansons, 12
Et le désir troublant qui dort sous votre robe 12
20 Fait courir un frisson d'amour dans les buissons. 12
Et sous vos pieds, vos mains, vos regards, votre haleine, 12
Tout va fleurir dans la forêt d'enchantement. 12
De fleurs aux mille noms pour que l'herbe soit pleine, 12
O fée, il vous suffit de m'aimer un moment. 12
25 L'héliotrope sombre embaumant la vanille, 12
L'aspérule aux relents de musc, le romarin, 12
La marjolaine en blanc qu'on nomme la gentille, 12
La sauge qui dans l'air met un souffle marin, 12
L'encens du basilic, la myrrhe des glycines, 12
30 L'œillet qui sent le poivre et l'anis plein de miel, 12
La gueule ouverte rouge et or des capucines, 12
Le bleu myosotis, gouttelette de ciel, 12
La mauve, le muguet, les lis, les violettes, 12
Le chèvrefeuille avec ses coraux blancs-rosés, 12
35 La lavande, l'iris, le thym, ces cassolettes, 12
Tous les pois de senteur, ces papillons posés, 12
La jacinthe, l'arum, l'ache, les amarantes. 12
Les clochetons ambrés des pâles liserons, 12
Les roses, firmament d'aurores odorantes, 12
40 Tout va s'épanouir quand nous nous baiserons . 12
Au printemps de nos cœurs tout se mêle et s'enivre. 12
Étreintes de parfums, de formes, de couleurs ! 12
Notre baiser d'aveu, comme un clairon de cuivre, 12
Sonne la charge en rut aux batailles des fleurs. 12
45 Mignonne, nous voici noyés dans cette foule. 12
Tu n'y peux échapper, c'est en vain que tu cours. 12
Les fleurs aiment encor sous ton pied qui les foule. 12
Sous nos corps enlacés les fleurs aiment toujours. 12
Leur sang coule embaumé du cœur de leurs calices. 12
50 Bu par les vents, pareils à des chiens maraudeurs. 12
Qui traînent dans l'air chaud saturé de délices 12
Des lambeaux de couleurs, de formes et d'odeurs. 12
Elles meurent d'aimer. Elles meurent, qu'importe ? 12
Mort d'amour, ô le plus savoureux des trépas ! 12
55 Et leur dernier soupir est un souffle qui porte 12
L'âpre besoin d'aimer à ceux qui n'aiment pas. 12
O mignonne, mourons comme ces fleurs qui s'aiment. 12
Donnons tout notre sang de désirs parfumé, 12
Et que les vents, grisés par nos baisers qu'ils sèment, 12
60 Aillent dire partout que nous avons aimé. 12
Qu'ils le disent au bois, au champ, à la ravine, 12
Le disent à la nuit et le disent au jour. 12
Qu'ils disent par sanglots notre extase divine 12
Au monde fatigué qui ne sait plus l'amour ! 12
65 Qu'ils le disent au ciel, à la nature entière, 12
Qu'ils racontent que nous nous sommes épousés 12
Et que l'éternité de toute la matière 12
A fleuri ce jour-là dans un de nos baisers ! 12
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