Métrique en Ligne
RIC_1/RIC89
Jean RICHEPIN
LA CHANSON DES GUEUX
1881
TROISIÈME PARTIE
NOUS AUTRES GUEUX
NOS GAIETÉS
X
PROLOGUE FANTAISISTE
Mesdames et Messieurs, c’est comme un fait exprès : 12
Rien ne marche. Tantôt nous pensions être prêts. 12
On avait répété, chacun savait son rôle, 12
Celui-ci très tragique, et celui-là très drôle. 12
5 Au son du piano plaquant de doux accords 12
Nous étions à notre aise, au milieu des décors, 12
Comme un poisson dans l’eau, comme une fleur dans l’herbe 12
C’était charmant. C’était parfait. C’était superbe. 12
Tout à coup, au moment de lever le rideau, 12
10 La scène nous paraît un horrible radeau 12
Ballotté par les vents, battu par la tempête, 12
Et nous, ne savons plus ou donner de la tête. 12
Notre premier comique a le toupet tout droit 12
De frayeur. L’amoureux, transi, reste si froid 12
15 Qu’en les touchant à peine il frappe les carafes. 12
Le père noble fait des sourcils en paraphes 12
Et roule de gros yeux blancs et dépareillés. 12
Bref, nous hésitons tous, stupides, effrayés, 12
Ahuris, et craignant la colique ou la crampe 12
20 Devant la formidable aurore de la rampe. 12
Ah ! lorsqu’on se sent là pour la première fois, 12
Près d’affronter ces yeux braqués, et sous le poids 12
De ce silence affreux qu’il faut bien que l’on trouble, 12
On regarde ce gouffre en tremblant, on voit double, 12
25 On voudrait fuir, se taire, et ne plus se montrer. 12
On sent là comme un chat qui ne veut pas rentrer. 12
Que faire cependant ? Il faut lever la toile. 12
Oh ! comme on resterait volontiers sous ce voile ! 12
Mais le public murmure et déjà fait : Ah ! ah ! 12
30 Il faut se décider. Alors un brouhaha 12
S’élève : on crie, on court, on s’appelle, on se cherche, 12
On embrasse un portant, on enlace une perche, 12
On se serre la main en tombant dans des trous, 12
On pleure dans le sein des pompiers qui sont doux. 12
35 On passe son pourpoint en guise de culotte, 12
On laisse sa perruque au fond de sa calotte, 12
On se colle une barbe au front avec orgueil, 12
Et l’on se met du rouge avec le doigt dans l’œil. 12
Donc, Messieurs, sur vos fronts n’amassez pas de rides. 12
40 Vous qui vîntes ici, sous ces climats torrides, 12
Soyez bons jusqu’au bout. Que si, sur quelque point 12
Nous nous sommes trompés un peu, ne riez point. 12
Que vos bouches, enfin, n’affectent pas des formes 12
Circonflexes, devant nos sottises énormes. 12
45 Et, tenez, nous jouons dans un drame écossais 12
Et très féroce, avec des costumes français, 12
Et parmi les splendeurs d’un ex-palais tragique. 12
Nous donnons un grand bal, qui doit être magique, 12
Dans un petit jardin de guinguette, avec dix 12
50 Ou quinze lampions qui servirent jadis. 12
Nous avons une pièce en un décor de ville 12
Qui doit représenter l’espagnole Séville, 12
Et sur lequel, comme un dos de caméléon, 12
On voit s’enfler le dôme altier du Panthéon. 12
55 Bast ! tout cela n’est rien. Dites-vous que Shakespeare 12
Se jouait sans décors et n’en était pas pire. 12
Certes, nous n’avons pas l’outrecuidance, non, 12
De comparer nos noms obscurs à ce grand nom ; 12
Mais enfin, si nos vers disent ce qu’il faut dire, 12
60 Si nous faisons sonner les sanglots et le rire, 12
Si notre jeu traduit dans sa naïveté 12
Ou l’âpre passion ou la franche gaîté, 12
Si vous vous sentez pris aux mailles de la rime, 12
C’est tout ! Vous n’oserez vraiment nous faire un crime 12
65 Des mille petits rien que verront les railleurs. 12
C’est dans vos cœurs que sont nos décors les meilleurs. 12
Je vous ai fait, Messieurs, des aveux très honnêtes ; 12
Tenez-m’en compte. Allons, essuyez vos lorgnettes : 12
Allumez dans vos yeux un indulgent flambeau ; 12
70 Tâchez, ce qui sera laid, de le voir en beau. 12
Songez que cette chose aura ceci pour elle 12
Qu’elle est hardie et jeune, et quelque peu nouvelle. 12
Donc, soyez bons !
Et vous, ô rois, ô potentats,
Critiques influents tout couverts d’attentats, 12
75 Ô tigres que la presse abrite dans ses jungles, 12
N’aiguisez pas vos crocs, n’allongez pas vos ongles, 12
Et, comme de bons chats faisant un gros dos rond, 12
Sans trop vous endormir pourtant, faites ronron. 12
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