Métrique en Ligne
RIC_1/RIC51
Jean RICHEPIN
LA CHANSON DES GUEUX
1881
DEUXIÈME PARTIE
GUEUX DE PARIS
LES QUATRE SAISONS
XIII
À MON AMI SANS-NOM
Caniche errant sans profession
Je t’ai beaucoup aimé, grand voyou de caniche, 12
Et j’offris bien souvent la pâtée et la niche 12
À ton existence sans but. 8
Mais, par le rire obscur de ta prunelle bleue 12
5 Par le geste éloquent et voulu de ta queue, 12
Toujours tu me répondais zut ! 8
Pourtant tu m’aimais bien aussi, toi, je l’avoue. 12
Par le soleil, ou par la pluie, ou par la boue, 12
Quand tu voyais l’ami Chepin, 8
10 Pour venir avec lui causer de balivernes, 12
Tu quittais même la grand’porte des casernes 12
Où fumait la soupe de pain. 8
Et cela n’était pas, quoique Bouchor en dise, 12
Un calcul d’intérêt fait par ta gourmandise : 12
15 Car tu savais bien, pauvre vieux, 8
Que je ne possédais souvent pas une guigne, 12
Et qu’en quittant pour moi la soupe de la ligne 12
Tu trouvais pis et non mieux. 8
Mais qu’importe ! C’était mon cœur et non ma bourse 12
20 Que tu cherchais, non pas la soupe, mais la source 12
Où se rafraîchit l’amitié, 8
Les longs épanchements qu’on veut toujours entendre, 12
Souvenirs, vœux, regrets, consolation tendre… 12
On souffre, on jouit de moitié. 8
25 – Moi, je fais un gros drame, et j’en suis tout en nage, 12
Mon cher toutou, car mon principal personnage 12
Ne se dessine pas très bien. 8
– Moi, je suis plus joyeux qu’un poète lyrique ! 12
J’ai découvert un trou derrière une barrique, 12
30 Juste de quoi loger un chien. 8
Et les amours ? – Mon bon caniche, je suis triste. 12
Car la femme, vois-tu, n’aime pas bien l’artiste. 12
Trop plein de désirs superflus. 8
– À qui le dis-tu, va ? La femelle nous triche. 12
35 Si le poète souffre, hélas ! pour le caniche 12
Tout n’est pas de rose non plus. 8
Ainsi, tiens, j’adorais une jeune épagneule, 12
Mais comme un fou, tu sais. J’en perdais nez et gueule ; 12
J’aurais mis pour elle un collier ; 8
40 Je me serais fait chien d’aveugle ou chien de garde. 12
Eh bien ! elle n’a pas voulu de moi, regarde, 12
Par peur de se mésallier. 8
Que de fois j’ai manqué, pour l’attendre, la soupe ? 12
Mais je n’y pensais guère, et je suivais la troupe 12
45 De ses soupirants, l’œil en feu. 8
Or, un jour que pour elle à tous je tenais tête, 12
Elle m’a planté là pour un lévrier bête 12
Qui portait un paletot bleu. – 8
Et tu me faisais part ainsi de tes détresses. 12
50 Nous mêlions tous les deux les noms de nos maîtresses, 12
Vantant leur charmes, leur baiser. 8
Et nous allions. La rue était pour nous fleurie 12
De conversation chère, de flânerie. 12
Nous passions le jour à causer. 8
55 Où donc es-tu, mon doux ami, mon bon caniche ? 12
Pourquoi n’as-tu pas pris la pâtée et la niche 12
Que je t’offrais pour être mien ? 8
Franchement, nous étions si bien faits l’un pour l’autre ? 12
Quelle amitié jamais aura valu la nôtre ? 12
60 Où donc es-tu, mon pauvre chien ? 8
Où donc es-tu ? Voilà plus d’un an que je traîne 12
Dans tout Paris, errant ainsi qu’une âme en peine, 12
Te cherchant sans t’apercevoir, 8
Avec ta laine blanche et ta prunelle bleue, 12
65 Avec le télégraphe amusant de ta queue 12
Qu’ornait un petit pompon noir. 8
Où donc es-tu ? Vis-tu prisonnière l’attache ? 12
A-t-on mis les ciseaux dans ta vierge moustache ? 12
Ah ! vis-tu seulement ? Ou bien… 8
70 Ou bien habites-tu, mort, le pays des songes, 12
Où la femme et la chienne aimeront sans mensonges 12
Le bon poète et le bon chien ? 8
Quel que soit ton destin, je garde ta mémoire ; 12
Et si mes vers un jour ont des lueurs de gloire, 12
75 Je veux que ton image y soit. 8
Ainsi ces médaillons bordés de pierreries, 12
Qui font vivre à jamais les figures chéries 12
Des gens qu’on aimait comme soi. 8
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