Métrique en Ligne
RIC_1/RIC50
Jean RICHEPIN
LA CHANSON DES GUEUX
1881
DEUXIÈME PARTIE
GUEUX DE PARIS
LES QUATRE SAISONS
XII
VARIATIONS D’AUTOMNE
SUR L’ORGUE DE BARBARIE
La voix lamentable et meurtrie 8
Des vieux orgues de Barbarie, 8
Qui tour à tour chatouille et mord, 8
Semble la voix triste et falote 8
5 D’un fou qui ricane et sanglote 8
Sur son lit de mort, 5
D’un fou qui râle et qui plaisante, 8
Et qui, sans voir la mort présente, 8
Pense à ses amours de jadis, 8
10 Et de plaintes ou de blasphèmes 8
Interrompt les adieux suprêmes 8
Du de Profundis. 5
De la lugubre mélopée 8
Soudain la mesure est coupée. 8
15 Est-ce un hoquet ? est-ce un soupir ? 8
Un cri s’enfle et brusquement crève, 8
Comme un flot, hurlant vers la grève, 8
S’y vient assoupir. 5
Lentement la voix recommence, 8
20 Et dit d’une ancienne romance 8
Le long refrain chargé d’ennuis. 8
Obscure, tremblotante et douce, 8
C’est comme une poule qui glousse 8
ans le fond d’un puits. 5
25 On se sent venir une larme. 8
Mais le mélancolique charme, 8
Douloureux et sentimental, 8
À l’angle d’un couplet cocasse 8
Violemment accroche et casse 8
30 Sa voix de cristal. 5
Et la voix saute, saute, saute, 8
Toujours plus rapide et plus haute, 8
Par cris durs, pointus et stridents, 8
Qui vous font à leur chant farouche 8
35 Fermer les yeux, ouvrir la bouche, 8
Et grincer des dents. 5
Oh ! quelle diabolique verve ! 8
Plus vite ! plus haut ! On s’énerve, 8
On souffre, on bâille. Tout à coup 8
40 Un rire de rage et de fièvre 8
Vient vous morde au coin de la lèvre 8
Et vous tord le cou. 5
Car la voix, jetant un sarcasme, 8
Étouffe dans un accès d’asthme 8
45 Ridicule, et le son pâmé 8
A l’air d’avaler des arêtes 8
Avec les étranglements bêtes 8
D’un chat enrhumé. 5
Mais le fou sait jouer son rôle, 8
50 Et, s’apercevant qu’il est drôle, 8
Se met à pleurer et se plaint. 8
Cette plainte d’abord est telle 8
Qu’une mouche qui bat de l’aile 8
Dans un nez trop plein. 5
55 Peu à peu pourtant elle chante 8
Sur une note si touchante 8
Qu’elle éteint le rire moqueur ; 8
Et d’amères rancœurs remplie 8
Sa navrante mélancolie 8
60 Vous va droit au cœur. 5
Oubliant ce qu’on vient d’entendre, 8
On s’apitoie, on devient tendre 8
Pour le fou qui pleure toujours. 8
Nos peines ont été les siennes, 8
65 Et nous songeons à nos anciennes 8
Et tristes amours. 5
Notre voix à sa voix unie 8
Chante la lente litanie 8
Du souvenir et du regret, 8
70 Chanson lointaine, monotone, 8
Et qui ressemble au vent d’automne 8
Dans une forêt. 5
Et quand le pauvre fou s’arrête, 8
Et meurt en renversant sa tête 8
75 Dans un sanglot original, 8
Quand, tandis que la voix trépasse, 8
Le de Profundis fait la basse 8
De l’accord final, 5
Quelque chose en nous se resserre, 8
80 Une larme douce et sincère 8
De nos yeux pensifs a coulé ; 8
Et l’orgue en s’en allant nous laisse 8
La délicieuse tristesse 8
D’un rêve envolé. 5
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