Métrique en Ligne
RIC_1/RIC37
Jean RICHEPIN
LA CHANSON DES GUEUX
1881
PREMIÈRE PARTIE
GUEUX DES CHAMPS
L’ODYSSÉE DU VAGABOND
XII
UN VIEUX LAPIN
À HENRY LAURENT
Ce vieux, poilu comme un lapin, 8
Qui s’en va mendiant son pain, 8
Clopin-clopant, clopant-clopin, 8
Où va-t-il ? D’où vient-il ? Qu’importe ! 8
5 Suivant le hasard qui l’emporte 8
Il chemine de porte en porte. 8
Un pied nu, l’autre sans soulier, 8
Sur son bâton de cornouiller 8
Il fait plus de pas qu’un roulier. 8
10 Il dévore en rêvant les lieues 8
Sur les routes à longues queues 8
Qui vont vers les collines bleues, 8
Là-bas, là-bas, dans ce lointain 8
Qui recule chaque matin 8
15 Et qui le soir n’est pas atteint. 8
Il semble sans halte ni trêve 8
Poursuivre un impossible rêve, 8
Toujours, toujours, tant qu’il en crève. 8
Alors, sur le bord du chemin, 8
20 Meurt, sans qu’on lui presse la main, 8
Cet affamé de lendemain. 8
Étendu sur le dos dans l’herbe, 8
Il regarde le ciel superbe 8
Avec ses étoiles en gerbe. 8
25 Ah ! là haut, c’est peut-être là 8
Que son espérance exila 8
Le but qui toujours recula ! 8
Ah ! là-haut, c’est peut-être l’arche 8
Vers laquelle ce patriarche 8
30 Guidait son éternelle marche ! 8
Quand le dimanche il défilait 8
Sous un portail son chapelet, 8
C’est là-haut que son cœur allait ! 8
Là-haut, c’est la terre promise ! 8
35 Là-haut, pour les gueux sans chemise 8
Le lit est fait, la table est mise ! 8
Et sans doute ce vagabond 8
Va s’envoler là-haut d’un bond, 8
Et ce moment lui semble bon ! 8
40 Eh bien ! non. Tordu comme un saule. 8
Ce prisonnier tient à sa geôle. 8
Il ne veut pas mourir, le drôle ! 8
Il lutte, il hurle comme un fol, 8
Cambre ses reins, tourne son col, 8
45 Et de ses baisers mord le sol. 8
Il n’a point de céleste envie, 8
Et dans sa soif inassouvie 8
Il veut boire encore à la vie. 8
Sur ce lit de mort sans chevet 8
50 Il se rappelle qu’il avait 8
De bons moments quand il vivait, 8
Que dans son enfance première 8
Il dormait chez une fermière 8
Près de l’âtre de la chaumière, 8
55 Que plus tard dans les verts sentiers 8
Il a passé des jours entiers 8
À défleurir les églantiers, 8
Qu’au mois de mars, mois des pervenches, 8
Il a souvent pris par les hanches 8
60 De belles filles aux chairs blanches, 8
Que le hasard avait grand soin 8
De lui garder toujours un coin 8
Bien chaud dans les meules de foin, 8
Qu’il avalait à pleine tasse 8
65 Le vin frais, si doux quand il passe, 8
Et la bonne soupe bien grasse, 8
Et qu’il avait beau voyager, 8
Lui l’inconnu, lui l’étranger, 8
Chacun lui donnait à manger, 8
70 Et que les gens sont charitables 8
D’ouvrir au pauvre leurs étables, 8
De lui faire place à leurs tables, 8
Et que nulle part, même aux cieux, 8
Les misérables ne sont mieux 8
75 Que sur terre ; et le pauvre vieux 8
Voudrait voir la prochaine aurore 8
Et ne pas s’en aller encore 8
Vers l’autre monde qu’il ignore ; 8
Et la vie est un si grand bien, 8
80 Que ce vieillard, ce gueux, ce chien, 8
Regrette tout, lui qui n’eut rien. 8
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