Métrique en Ligne
RIC_1/RIC26
Jean RICHEPIN
LA CHANSON DES GUEUX
1881
PREMIÈRE PARTIE
GUEUX DES CHAMPS
L’ODYSSÉE DU VAGABOND
I
NATIVITÉ
D’aucuns ont un pleur charitable 8
Pour Jésus né dans une étable. 8
Je sais un sort plus lamentable. 8
Je sais un enfant ramassé, 8
5 Un jour de décembre glacé, 8
Nu comme un ver, dans un fossé. 8
Il est nuit. Pas une voisine 8
N’offre sa grange ou sa cuisine 8
À la pauvre mère en gésine. 8
10 Malgré sa mine et son danger, 8
Qui donc voudrait se déranger ? 8
Elle est en pays étranger. 8
Donc, depuis l’étape derrière, 8
Se traînant d’ornière en ornière 8
15 Elle va, bête sans tanière, 8
Bête hagarde qui s’enfuit, 8
Et cherche à tâtons un réduit, 8
Les yeux grands ouverts dans la nuit. 8
Ses reins lui pèsent. Ses mamelles 8
20 Que gonflent des cuissons jumelles 8
Sont pleines comme des gamelles. 8
Son ventre, où flambent des charbons, 8
Sent l’enfant, fils des vagabonds, 8
Qui veut sortir et fait des bonds. 8
25 Elle va quand même, plus lente, 8
Tirant ses pieds lourds dont la plante 8
Saigne. Elle va, folle, hurlante, 8
Soûle, et, boule, roule au fossé, 8
Et maudit le mâle exaucé 8
30 Par qui son flanc fut engrossé. 8
La face au ciel, comme en extase, 8
Elle se tord. Son cou s’écrase 8
Sur les cailloux et dans la vase. 8
Elle accouche enfin, en crevant ; 8
35 Et le gueux nouvel arrivant 8
Grelotte et vagit en plein vent. 8
Le vent est dur, sa chair est nue. 8
Aucune étoile dans la nue 8
Ne vient saluer sa venue. 8
40 Pas de mages, pas de cadeaux, 8
De crèche, de bergers badauds ! 8
Il est seul, couché sur le dos, 8
Comme un supplicié qui claime, 8
Tout noir près du cadavre blême, 8
45 Sans personne au monde qui l’aime ; 8
Et, par sa mère au ventre ouvert 8
Je jure, le front découvert, 8
Que l’autre n’a pas tant souffert ! 8
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