Métrique en Ligne
RIC_1/RIC110
Jean RICHEPIN
LA CHANSON DES GUEUX
1881
TROISIÈME PARTIE
NOUS AUTRES GUEUX
NOS GLOIRES
VIII
NOCTAMBULES
Par les quais, les places, les rues, 8
Après minuit, avant le jour, 8
Lorsque les foules disparues 8
Dorment leur somme épais et lourd, 8
5 Quand l’ombre sur les ridicules 8
Jette son manteau ténébreux, 8
Ils vaguent, les bons noctambules, 8
Et sous le ciel causent entre eux. 8
Ils ont pour cravate une loque ; 8
10 Leurs habits sont vieux et souillés ; 8
Et leur pantalon s’effiloque 8
Sur le rire de leurs souliers. 8
Mais ils se moquent de la pluie 8
Qui rafraîchit leur crâne en feu 8
15 Et de la bise qui s’essuie 8
Sur leur nez qu’elle peint en bleu ; 8
Et d’un pas digne et philosophe 8
Ils se promènent bravement, 8
Mouchoirs humains de mince étoffe 8
20 Trempés des pleurs du firmament. 8
Leurs poches vides sur leurs cuisses 8
Ont beau prendre l’air par les trous, 8
Ils vont, fumant comme des Suisses, 8
Gesticulant comme des fous. 8
25 Ce sont des rêveurs, des poètes, 8
Des peintres, des musiciens, 8
Des gueux, un tas de jeunes têtes 8
Sous des chapeaux très anciens. 8
Au fond de vagues brasseries 8
30 Ils ont bu tout le soir à l’œil. 8
Aussi leurs âmes sont fleuries 8
De vert espoir, de rouge orgueil. 8
« Nous savons bien ce que nous sommes, 8
Notre avenir n’est pas suspect ! » 8
35 Et ces pauvres futurs grands hommes 8
Se parlent d’eux avec respect. 8
L’un refondra la poésie, 8
Et du moule de son cerveau 8
Dans le ciel de sa fantaisie 8
40 Fera jaillir l’astre nouveau ; 8
L’autre pétrira la lumière 8
Sur sa toile ; l’autre, levant 8
Son rude marteau sur la pierre, 8
Y tordra son rêve vivant ; 8
45 Celui-ci doit trouver la gamme 8
Des airs qu’on chantera demain ; 8
Celui-là cherche l’amalgame 8
D’où naîtra le bonheur humain ; 8
Tous avec une voix certaine 8
50 Escomptent l’avenir douteux ; 8
La postérité si lointaine 8
A l’air de marcher devant eux ; 8
Et tous ces inventeurs de pôles, 8
Tous ces bâtisseurs de Babel, 8
55 Pensent porter sur leurs épaules 8
Ainsi qu’Atlas le poids d’un ciel. 8
Hélas ! les rêveurs noctambules 8
À qui l’on jetterait deux sous ! 8
En les voyant enfler leurs bulles 8
60 On les prend pour des hommes soûls. 8
Soûls, en effet, les pauvres diables, 8
Et plus soûls que vous ne pensez ! 8
Car leurs gosiers insatiables 8
Ont bu des alcools insensés. 8
65 Ils ont bu le désir qui trouble, 8
La foi pour qui tout est quitté, 8
L’orgueil âpre qui fait voir double, 8
L’idéal et la liberté. 8
Ils ont bu, bu à pleines lèvres, 8
70 Bu à pleins yeux, bu à pleins cœurs, 8
Cet alcool qui guérit leurs fièvres : 8
L’assurance d’être vainqueurs. 8
Ces bavards, qui semblent des drôles, 8
Mâcheurs de mots, sculpteurs de bruit, 8
75 Ces cabotins jouant leurs rôles 8
Sur les quais déserts dans la nuit, 8
Ces loqueteux qui par la fange 8
Traînent leurs pieds las et raidis, 8
Et près des tonneaux de vidange 8
80 Parlent tout haut du Paradis, 8
Ces gueux qui d’espoir vain se grisent, 8
Ces fantoches, ces chiens errants, 8
Seront peut-être ce qu’ils disent, 8
Et c’est pour cela qu’ils sont grands. 8
85 Qui sait ? ces formes peu vêtues 8
Qui grelottent au vent d’hiver, 8
Seront peut-être des statues 8
Immobiles sous le ciel clair. 8
Et sur les quais, et dans les rues, 8
90 Après minuit, avant le jour, 8
Lorsque les foules disparues 8
Dorment leur somme épais et lourd, 8
Leur marbre blanc dans la nuit sombre 8
Dira leur gloire et votre erreur, 8
95 Quand ils se dresseront dans l’ombre 8
Avec un geste d’empereur. 8
logo du CRISCO logo de l'université