Métrique en Ligne
REN_5/REN202
Armand RENAUD
AU PAYS DE LA MORT ET DE LA BEAUTÉ
1895
Le Spectre d'Attila
A Emmanuel des Essarts.
QUAND le fléau de Dieu, l'exterminateur fauve 12
Que la destruction, comme un jeu, récréa, 12
Celui qui sous ses pas rendait la terre chauve. 12
Eut mis en poudre la cité d'Aquiléa ; 12
5 Quand celui qui taillait en pleines chairs vivantes, 12
Celui qui mutilait les peuples pantelants, 12
Attila, le semeur de pâles épouvantes, 12
Vit s'ouvrir les chemins vers Rome aux marbres blancs. 12
Le Barbare un instant crut son œuvre accomplie. 12
10 Il n'avait qu'à franchir un fleuve abandonné ; 12
Et son glaive atteindrait en plein cœur l'Italie, 12
Triomphatrice au front maintenant prosterné. 12
Infiniment, jusqu'au vertige, ses armées. 12
Avec leurs cavaliers, leurs piétons et leurs chars. 12
15 S'accumulaient, poussant des clameurs enflammées, 12
Dans l'espoir de piller la Ville des Césars. 12
Et c'étaient les Mongols aux monstrueuses têtes, 12
Tourbillonnant, la lance au poing, sur leurs chevaux, 12
Les peuples au poil roux, vêtus de peaux de bêtes. 12
20 Qui brandissaient l'épieu, la massue ou la faux. 12
Cette foule écumait d'ivresse à la pensée 12
Que les heureux, les beaux, les riches, les savants, 12
En châtiment de leur félicité passée, 12
Seraient, avec leurs biens, jetés aux quatre vents. 12
25 Quel pillage on ferait dans les palais superbes, 12
Les riantes villas, les marchés, les bazars ! 12
Sur leurs débris bientôt croîtraient les folles herbes, 12
Morte étant la science et morts étant les arts. 12
Brûler des livres, mettre en pièces des statues, 12
30 Quelle joie ! et jongler avec les coupes d'or, 12
Arracher les bijoux aux femmes dévêtues, 12
Dont le corps parfumé qu'on souille lutte encor ! 12
Dans ces brutes germait l'orgueil doublé de haine 12
Qu'a l'être inférieur quand il se croit plus fort ; 12
35 Et pour égaliser la destinée humaine, 12
Ils poussaient devant eux leur idole, la Mort. 12
Soudain le maître au cœur de bronze eut peur d'une ombre, 12
D'un Dieu que célébrait un prêtre désarmé. 12
Et détourné du but, le grand nuage sombre 12
40 Se fondit brusquement comme il s'était formé. 12
Et Rome est demeurée. Athènes nous domine. 12
Leur âme dans l'esprit moderne se poursuit. 12
Et, comme sans compter la science extermine, 12
Un Attila nouveau serait vite détruit. 12
45 Non ! nous ne craignons plus les barbares d'Asie ! 12
Mais d'autres sont plus près, troupeau plus menaçant. 12
Navrés de désespoir, tordus de jalousie, 12
Qui nous bravent en face, étant du même sang. 12
Affamés, sans refuge, ils ont en mains nos armes. 12
50 Nos plus mystérieux engins leur sont connus. 12
Et leur foule, trempant le fer avec ses larmes. 12
Attend, pour en finir, que les temps soient venus. 12
Alors ce sera fait de la lyre et du rêve. 12
De l'éclat de la forme et du charme des sons. 12
55 Rien ne s'entendra plus qui chante sur la grève. 12
Quand le vent destructeur soufflera ses frissons. 12
Italie ! Italie ! ô suprême ruine. 12
Tombe immense, pays tant de fois dévasté. 12
Tu conserves, quand même, une empreinte divine ; 12
60 Car le Beau fut ton culte, et le Beau t'est resté. 12
Les poètes et les artistes t'ont parée 12
D'un collier dont l'éclat ne s'est pas obscurci ; 12
Et Dante et Raphaël sur ta robe empourprée 12
Mêlent leurs diamants aux joyaux de Vinci. 12
65 Mais ceux qui vont donner l'assaut à toutes choses, 12
Que leur fait la beauté, la gloire ? C'est en vain 12
Que tu leur montreras tes perles et tes roses, 12
Et ta lyre charmeuse et ton laurier divin. 12
Un prêtre, cette fois, pourra tenter l'épreuve 12
70 De es hypnotiser dans un pieux transport. 12
Il n'empêchera point qu'ils ne passent le fleuve, 12
En se moquant du fou qui se démène au bord. 12
Ils s'en iront sans Dieu, sans idée et sans maître. 12
Comme un miasme impur du gouffre social 12
75 Que la fatalité de misère a fait naître, 12
Irrésistible pour l'expansion du mal. 12
Dans ces combinaisons d'une chimie étrange, 12
Aux vieux vices toujours mêlant les vieux abus, 12
Sans que l'iniquité ni l'égoïsme change. 12
80 Tout ira s'engloutir, des splendeurs aux rebuts. 12
Comme on aura fini de croire aux panacées, 12
Les révoltés n'auront qu'un culte : le néant, 12
Lui seul pouvant offrir aux haines amassées 12
La vraie égalité dans son vide béant. 12
85 Italie ! Italie ! en subissant leur rage 12
D'éléments déchaînés, peut-être, en ce temps-là, 12
Quand viendra le dernier et l'absolu naufrage, 12
Auras-tu le regret des hordes d'Attila ? 12
Mais puisqu'on peut encore errer dans tes chartreuses, 12
90 Jouir des grands palais où tant de gloire a lui, 12
J'y veux mettre en bouquet, de mes mains amoureuses, 12
En attendant demain, quelques fleurs aujourd'hui. 12
Quel que soit l'avenir qui gronde sur nos têtes. 12
Je veux auprès de toi chercher l'isolement. 12
95 Oublier tous les maux et fuir toutes les fêtes 12
A contempler tes lacs, tes monts, ton firmament, 12
Tes cités qui tantôt, sur les cimes ardues, 12
Dressent leurs vieilles tours et leurs remparts épais ; 12
Tantôt, au bord des mers mollement étendues, 12
100 En cherchent les flots bleus pour s'y baigner en paix ; 12
Et le meilleur de toi, l'exquise efflorescence 12
De ton âme, tes vrais, tes infinis trésors, 12
L'art qui, dans la splendeur de sa toute-puissance, 12
Met à tes moindres bourgs ses flammes et ses ors. 12
105 Vienne la fin de tout ! je veux, avant la chute, 12
Savourer à loisir tes intimes attraits. 12
Et plaignant la douleur, mais sourd à la dispute. 12
Garder la seule foi qui vaille des regrets. 12
L'amour qui, dans la nuit spectrale où tu t'abîmes, 12
110 Ne veut voir sur son front que l'ancienne clarté, 12
L'amour dû, jusqu'au bout, aux souvenirs sublimes, 12
Le pur amour de la consolante beauté. 12
logo du CRISCO logo de l'université