Métrique en Ligne
REN_4/REN186
Armand RENAUD
Drames du peuple
1885
QUELQU'UN DANS LA FOULE
Récit d'une vie d'Épreuve
VI
En vue de la Terre
OH ! comme il a souffert au bagne, huit années ! 12
Les misères sur lui semblent s'être acharnées. 12
Geôliers et compagnons, tout lui fut douloureux… 12
Les uns, maîtres brutaux, l'ont jugé dangereux, 12
5 Pour son horreur de toute hypocrite bassesse. 12
Et l'ont, de parti pris, persécuté sans cesse ; 12
Les autres, forcenés hurlant comme des loups 12
Après les biens d'autrui dont ils sont si jaloux. 12
N'ont pas trouvé chez lui la haine qui les ronge. 12
10 Et se sont écartés de cet esprit qui songe. 12
Eux ne cherchent qu'un but : détruire et se venger ; 12
Lui ne pense qu'aux maux qu'on pourrait alléger 12
Par de meilleures lois, sans folles saturnales. 12
Aussi les harangueurs des révoltes banales 12
15 L'ont-ils tenu pour traître ou du moins pour peu sûr, 12
Et, d'un commun effort, enserré dans un mur 12
Qui lui crée, au milieu de tous, la solitude. 12
Certes, ce fut, de ses épreuves, la plus rude. 12
Dans un bagne, être en butte aux geôliers, c'est normal 12
20 Leurs coups, leurs châtiments au corps seul font du mal. 12
Mais être enveloppé par l'hostile silence 12
De compagnons vers qui tout votre cœur s'élance. 12
Et partout, sourdement, contre soi les sentir, 12
C'est, étant sans reproche, être deux fois martyr ! 12
25 Pierre a bu jusqu'au fond la coupe d'amertume, 12
Pardonnant les erreurs comme il avait coutume, 12
Ne se plaignant jamais, espérant conquérir 12
La force de l'apôtre à force de souffrir. 12
Huit ans, l'horrible poids a pesé sur sa tête. 12
30 Pourtant l'heure est venue où justice s'est faite. 12
Un vagabond, pour vol, dans Paris, arrêté, 12
Poussé par un remords tardif, a raconté 12
Que, s'étant accusé pour sauver une femme, 12
Un innocent, au bagne, est puni comme infâme. 12
35 Il a donné les noms et, pour preuve à l'appui, 12
Avoué que le vrai coupable, c'était lui. 12
Grâce aux journaux, jetant leur clameur continue, 12
La nouvelle jusqu'aux déportés est venue, 12
Et, d'autant plus grandi qu'on l'avait conspué, 12
40 Partout, comme un héros Pierre fut salué. 12
Plus d'ennemis ! même il aurait sa grâce pleine, 12
S'il n'avait résolu de rester à la peine 12
Tant que ses compagnons à peiner resteront. 12
Enfin ! enfin ! voici que la chaîne se rompt ! 12
45 A tous, par l'amnistie, on a rouvert la France ; 12
Et Pierre sent fleurir un regain d'espérance, 12
Aux lueurs qu'il perçoit, la discorde cessant. 12
D'une aurore de paix après les jours de sang. 12
Aussi, de rêves d'or fut-ce l'âme bercée 12
50 Qu'il fit, pour le retour, la longue traversée. 12
Hélas ! il avait trop souffert. Son pauvre cœur 12
De vivre, même heureux, n'avait, plus la vigueur 12
Et, par l'émotion rongé fibre par fibre. 12
De battre pour un noble espoir n'était plus libre. 12
55 L'attente du pays, plus proche à chaque instant, 12
De la mort par degrés le rapprochait d'autant. 12
Et lorsque la vigie eut salué la terre. 12
Que chacun, frissonnant d'un trouble involontaire. 12
Fut monté sur le pont pour regarder, vers l'est, 12
60 Le brouillard indistinct où l'on soupçonnait Brest, 12
Pierre, après quelques pas, tomba, pris de faiblesse. 12
« Mes amis ! cria-t-il, je me meurs ! Qu'on me laisse 12
A pleins poumons, du moins, aspirer, pour finir. 12
Le vent de la patrie et l'air de l'avenir. » 12
65 Et comme, autour de lui, la foule consternée 12
Faisait silence : « Ainsi va notre destinée ! 12
J'aurais voulu pouvoir une dernière fois 12
Baiser le sol sacré qu'à l'horizon je vois ; 12
Et mon cadavre seul en atteindra la rive. 12
70 A son but, jusqu'au bout, jamais l'homme n'arrive. 12
Mais qu'importe qu'on soit par la mort arrêté, 12
Si, debout et marchant, reste l'humanité ! » 12
Déjà se dessinait la ligne de la côte. 12
Le moribond, le corps glacé, mais la voix haute : 12
75 « Salut, poursuivit-il, pauvre pays saignant, 12
Dont l'histoire est un drame héroïque et poignant ! 12
Gladiateur du droit, champion de l'idée, 12
Nation, par l'amour du genre humain guidée, 12
Qui, toujours présentant la poitrine au danger, 12
80 N'admets pas que ton sang soit chose à ménager, 12
Et, dévouée à tous, sans pour toi prendre garde, 12
En frère, trop souvent, traites qui te poignarde ! 12
Salut, incorrigible éclaireur de demain, 12
Qui, parmi les écueils, suivant droit ton chemin. 12
85 Tantôt planes, tantôt roules dans les abîmes, 12
Et qui vaux mieux encor par tes erreurs sublimes, 12
Par tes chutes, tes jours de tourment et de deuil. 12
Que par les rayons d'or dont tu te fais orgueil ! 12
Toi qui, vingt fois, parus t'engloutir dans la tombe, 12
90 Et qui renais sans fin pour une autre hécatombe, 12
Ton cœur devant toujours au monde qui l'attend 12
En pâture s'offrir, vermeil et palpitant ! 12
« Vous, mes amis, vous qui bientôt toucherez terre, 12
A la France donnez l'exemple salutaire. 12
95 Que tout germe de haine en vous soit effacé, 12
En songeant au pays qui râle, au vif blessé, 12
Quand, piétinant sur lui, ses fils s'entre-déchirent ! » 12
Et d'un commun accord comme tous applaudirent, 12
Il ajouta : « Plus fort vous saurez vous unir, 12
100 Plus tôt viendront les temps rêvés dans l'avenir. 12
L'avenir ! j'entrevois cette terre promise, 12
Couverte si longtemps par une vapeur grise, 12
Comme je vois le port qu'un rayon vient dorer. 12
Sachant que là non plus je ne dois pas entrer ! 12
105 Cet avenir sera, j'en ai la certitude. 12
Clément pour les petits, doux pour la multitude ; 12
Et le peuple, à son tour, sentant mieux son devoir, 12
Dans l'ivresse du bouge aura honte à se voir. 12
De justes lois traitant chacun selon ses œuvres. 12
110 L'envieux n'aura plus l'emploi de ses couleuvres ; 12
Et ce sera l'esprit, de l'erreur délivré, 12
Qui fera vivre en paix le monde équilibré. 12
« O frères ! l'invincible idée ouvre ses ailes. 12
Ne vous attardez pas à de folles querelles ! 12
115 Le progrès qui va droit et n'admet point d'arrêt. 12
Pour passer outre, à vos fureurs vous laisserait. 12
Mais vous rejetterez ce crime envers vous-mêmes. 12
Calmes et sérieux, penchés sur les problèmes 12
Que la science seule, avec le temps, résout, 12
120 Vous ne détruirez rien, vous transformerez tout, 12
Et, d'un chercheur à l'autre évitant le divorce. 12
Vous serez l'union, afin d'être la force. » 12
En rade, à ce moment, le navire arrivait. 12
Pierre eut un dernier spasme. A peine s'il vivait. 12
125 Il dit encor, mourant que sa pensée obsède. 12
Ces deux seuls mots : « Concorde ! espoir ! » et tomba raide. 12
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