Métrique en Ligne
REN_4/REN184
Armand RENAUD
Drames du peuple
1885
QUELQU'UN DANS LA FOULE
Récit d'une vie d'Épreuve
IV
La Lutte pour la Lumière
PIERRE, las du pays et voulant voir le monde, 12
A promené partout sa course vagabonde, 12
Gagnant plus, gagnant moins, mais, en bon travailleur, 12
Domptant toujours le sort, qu'il soit pire ou meilleur. 12
5 Sans besoins ni désirs, l'âme aux passions morte, 12
Il a pu s'amasser une épargne assez forte 12
Pour assurer sa vie avec sa liberté. 12
Le village natal, dans sa tranquillité, 12
L'a repris, comme lieu d'étude et de retraite. 12
10 Et le calme viendrait à son âme inquiète. 12
Si, pour lui-même ayant conquis ce qu'il lui faut. 12
Il n'avait échoué devant un but plus haut : 12
Celui de déchiffrer le livre obscur de l'homme. 12
Nuit ! rien que nuit ! le ciel est lu par l'astronome. 12
15 Le physicien suit la foudre dans son vol, 12
Le filon se découvre au plus profond du sol ; 12
Mais, par toute la terre, en tous les temps, les sages, 12
Des faits passés cherchant à tirer des présages, 12
Vont du doute d'hier à celui de demain. 12
20 Quand il s'agit d'ouvrir sa voie au genre humain. 12
Et les peuples naissants ont leur part de misère 12
Qui les ronge non moins et non moins les enserre 12
Que, dans les peuples vieux, le mal enraciné. 12
Que faire ? La mort plane, avant qu'on ne soit né ; 12
25 Le joug, avant les fronts pour le subir, existe ; 12
La superstition, après les Dieux, subsiste. 12
Le pauvre, pour le riche, a la haine ; et c'est tout. 12
Quant au problème, il reste, et nul ne le résout. 12
Pierre, en face du sphinx, pourtant se tient rigide. 12
30 Sa conscience au cœur lui mettant une égide. 12
Il prend comme flambeau son grand amour du mieux 12
Et fixe l'inconnu noir et mystérieux. 12
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DIEU
« Dieu ! Tout est là, » dit l'un. — L'autre dit : « Ce n'est rien, 12
Rien qu'une invention de théologien, 12
35 Qu'un mot pour fasciner les âmes ignorantes 12
Et pour se procurer du pouvoir et des rentes. 12
— Dieu ! mais c'est le principe et c'est la fin de tout, 12
L'infini dans lequel le monde se résout. 12
— Le monde se suffit ; car il n'a ni limite, 12
40 Ni principe, ni fin. Hors lui, tout n'est qu'un mythe. 12
Ne cherchez rien ailleurs. Vous ne trouveriez pas. 12
— N'est-il que ce qu'on trouve à l'aide du compas ? 12
Le calcul laisse entier le mystère de l'âme. 12
— L'âme ! encore un mot creux ! La science proclame 12
45 Que la matière pense et seule peut penser. 12
— La science ne peut ainsi se prononcer. 12
Elle dit seulement, et sage est sa réserve, 12
Qu'elle ne croit à rien qu'aux choses qu'elle observe, 12
Et que, l'âme restant, comme Dieu, hors des faits, 12
50 Elle n'en tient pas compte en notant les effets. 12
— Alors, pour quel besoin créer ces hypothèses 12
D'un Dieu qu'incidemment, entre deux parenthèses. 12
On ajoute à la phrase, au complet sans cela ; 12
D'une âme qui jamais n'agit ni ne parla 12
55 Sans le secours du sang fluant dans la cervelle ? 12
— Mais le beau ! mais le bien ! tout ce qui se révèle 12
Dans une conscience humaine, est-ce le corps ? 12
Astronome et chimiste, unissant leurs efforts, 12
Jamais ne trouveront trace d'une parcelle 12
60 D'idéal, en pesant la masse universelle. 12
— Qui sait ? le beau, le bien sont formes de l'esprit, 12
Que la race, le temps, le climat circonscrit. 12
Nul doute qu'autre part la matière vivante, 12
A l'infini, selon les astres n'en invente. 12
65 — La forme peut changer, le principe demeure. 12
— Tout principe, en dehors de sa forme, est un leurre 12
— Toute forme n'est rien, sans un principe au fond… 12
Et toujours le débat alterné se répond. 12
Tantôt n'admettant rien de vrai que la matière. 12
70 Tantôt de l'inconnu secouant la barrière. 12
Sans que jamais l'effort fasse gagner un pas. 12
lit tout ce que l'on sait et que l'on ne sait pas, 12
Devient l'occasion de quelque mal sur terre ; 12
Les uns ne voulant plus d'aucun frein salutaire. 12
75 D'aucun espoir haussant et consolant les cœurs. 12
Si bien que, si leur jour venait d'être vainqueurs, 12
Ils ne permettraient plus ici-bas aucun rêve. 12
Ils voudraient qu'à l'utile on s'appliquât sans trêve, 12
Ils supprimeraient l'art, comme un mirage vain. 12
80 Le beau, comme enfermant le piège du divin. 12
Et verraient, débordés bientôt par leur logique, 12
Les appétits broyer, dans un chaos tragique, 12
Le monde sans chimère, à lui-même livré 12
Les autres se servant d'un Dieu fait à leur gré, 12
85 Pour venir spéculer sur la folie humaine, 12
Dans la crédulité se taillant un domaine 12
Avec des boniments monstrueux et bouffons ; 12
Et ces pitres semant des germes si profonds 12
Dans la foule, toujours de miracles avide. 12
90 Que, pour tel rite absurde ou pour tel dogme vide, 12
En tout siècle, on ne voit qu'égorgement partout, 12
Et que, devant ces flots de sang, pris de dégoût. 12
On en vient à douter si, comme un antre immonde, 12
Tout temple n'est pas chose à détruire en ce monde. 12
95 Et si, fermant son cœur aux appels du ciel bleu, 12
On ne gagnerait pas à se passer de Dieu. 12
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LES ÉTOILES
Astres qui scintillez dans la voûte azurée. 12
Dépassant tout calcul d'espace et de durée, 12
Poussière de soleils où l'être disparaît, 12
100 Globes qui vous groupez par tourbillons énormes, 12
De toutes les couleurs et de toutes les formes, 12
Connaissez-vous le grand secret ? 8
Sans doute la plupart d'entre vous sont des mondes 12
Où bouillonne la vie en cellules fécondes 12
105 Dont le fourmillement fait les humanités ; 12
Sans doute on y travaille, on cherche, on lutte, on aime : 12
Les générations s'y débattent de même 12
Sous les mêmes fatalités. 8
Et qui sait ? parmi vous, il s'en trouve peut-être 12
110 Qui, d'essence plus noble, en leurs flancs ont fait naître 12
Des esprits plus subtils et mieux équilibrés, 12
Des esprits, à leur gré, maîtrisant la matière, 12
Et vers la vérité, dans des flots de lumière, 12
Marchant à pas plus assurés. 8
115 Accumulant, depuis des temps hors de mémoire, 12
La force et l'idéal, la science et l'histoire. 12
Régissant l'avenir par les faits observés. 12
Toujours, de plus en plus, ils avancent sans doute ; 12
Mais au but inconnu de l'éternelle route, 12
120 En est-il qui soient arrivés ? 8
Pour qu'un espoir brillât sur notre abîme sombre. 12
Astres, il suffirait que dans vos flots sans nombre 12
Un seul point apparût où le bien fût complet ; 12
Où, sans ombre d'erreur, on pénétrât les causes ; 12
125 Où le beau resplendît à la face des choses, 12
Sans le fatal revers du laid. 8
Il suffirait qu'on eût — n'importe la distance — 12
La vision d'un but certain pour l'existence, 12
D'un refuge où la loi d'amour triompherait ; 12
130 Où s'entre-dévorer ne serait plus la vie ; 12
Où chacun, satisfait de la route suivie, 12
Sans peur, pour renaître, mourrait. 8
Oh ! dévoilez-vous donc, impassibles fantômes ! 12
Fortifiez nos cœurs, si vous avez des baumes ! 12
135 Car, ici-bas, le gouffre est toujours aussi grand. 12
Aux maux déjà connus le progrès remédie ; 12
Mais toujours la douleur, comme la maladie, 12
Sous d'autres formes, nous reprend. 8
Les Dieux, auxquels jadis on croyait, sont par terre ; 12
140 Mais sur nous, comme avant, s'étend le noir mystère 12
Dont le voile arraché se disperse en débris. 12
Rien sur notre passé ! Rien sur nos destinées 12
Au néant n'est-il donc que choses condamnées, 12
Dont le vide engloutit les cris ? 8
145 L'univers ne fait-il que tourner dans un cercle ? 12
Sur nos tètes, le ciel n'est-il qu'un lourd couvercle ? 12
Croire sans preuve est fou, nier n'explique rien ; 12
C'est pourquoi, plein d'angoisse, on cherche et Ton suppose, 12
Pensant que l'infini serait trop peu de chose 12
150 Si le mot n'en était le bien ? 8
C'est ainsi, quand la nuit impassible s' étoile, 12
Que Pierre, sentant mieux sous les lueurs le voile. 12
Est mordu par l'angoisse et répète à son tour 12
L'éternel cri du genre humain cherchant le jour. 12
155 Et quand du firmament redescend sa pensée 12
Vers l'humble terre, à l'homme en partage laissée. 12
Il vacille encor plus sur ce sable mouvant 12
Qui, dans l'ombre sans fin, ondule au gré du vent. 12
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LES COLOMBES
Ne luira-t-il jamais un soleil où l'histoire 12
160 Cessera d'être un vil et sombre réfectoire 12
Où se repaissent les tyrans ; 8
Où la gloire, à quiconque est sanguinaire et fourbe, 12
A quiconque a l'audace au front, au cœur la bourbe, 12
Tend une couronne et dit : « Prends ! » 8
165 Où les places d'honneur sont pour les Alexandre, 12
Les Cyrus, les Timour, les colosses de cendre, 12
Les spectres de fange et de sang ; 8
Où tous ceux qui sont morts pour la grandeur de l'homme, 12
Caton contre César, Spartacus contre Rome, 12
170 N'ont que des miettes en passant ? 8
Les peuples auront-ils toujours le culte bête 12
De l'asservissement brutal, de la conquête, 12
Des soldats, changés en laquais, 8
Qui ne veulent qu'un maître et des vestes brodées, 12
175 Pour écraser les droits, les labeurs, les idées 12
Sous les crosses de leurs mousquets ? 8
Ne comprendra-t-on pas — dans vingt siècles ou trente 12
Que même le génie est chose indifférente, 12
S'il ne se repaît que d'orgueil ; 8
180 Que l'égoïsme illustre, aux manœuvres infâmes. 12
Se haussant sur la foule, en rabaissant les âmes, 12
N'est bon qu'à pourrir au cercueil ? 8
Et sur l'amas broyé des noirs oiseaux de proie 12
Dont aujourd'hui l'essaim, jetant la mort, tournoie 12
185 Dans la gloire et l'impunité. 8
Ne verra-t-on jamais, sauves des hécatombes. 12
S'élever dans l'azur les trois blanches colombes : 12
Amour, Justice et Liberté ? 8
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