Métrique en Ligne
REN_2/REN157
Armand RENAUD
Poésies
1860-1880
Orient
(FRAGMENTS DE PREMIÈRES POÉSIES)
Nuit mystique
LE rigide penseur, le bien-aimé du rêve, 12
L'étoile de l'extase aux rayons faits d'amour, 12
Sentit que le réel transperçait comme un glaive 12
Son âme qui voulait l'azur seul pour séjour. 12
5 Muet, il s'éloigna de ses belles esclaves 12
Qui s'étendaient sous lui comme un tapis soyeux, 12
De son jeune échanson, lune aux langueurs suaves 12
Qui se mirait le soir dans le lac de ses yeux. 12
Et sur le roc désert où la chaleur est lourde, 12
10 Où tressaillent des voix comme il n'en est que là, 12
Des dattes dans un sac, de l'eau dans une gourde, 12
Les pieds nus, le corps plein de cendre, il s'en alla. 12
Pendant trente-neuf nuits il fut dans la prière, 12
Puis, quand la quarantième aurore se «leva, 12
15 Se sentant dans le cœur une sainte lumière, 12
Il se mit à chercher des herbes qu'il trouva. 12
Oh ! jamais opium, népenthès ou haschische 12
N'atteignit aux splendeurs que ces herbes font voir ; 12
Et celui qui les tient dans sa coupe est plus riche 12
20 Que le roi Salomon avec tout son pouvoir. 12
Mais, pour boire le suc des merveilleuses plantes, 12
Le rêveur attendit jusqu'à l'heure où, d'en haut, 12
Les anges font pleuvoir les étoiles filantes 12
Sur Éblis le maudit qui leur donne l'assaut. 12
25 Alors, du monde vil l'âme étant dégagée, 12
Le corps purifié par les ablutions, 12
Il huma lentement la première gorgée 12
Et laissa dans ses yeux entrer les visions. 12
Un palais se dressa, d'or, de nacre et d'ivoire, 12
30 D'où sortit une reine à la fière beauté. 12
Et cette reine, en qui rayonnait toute gloire, 12
Vint se mettre à ses pieds avec sa royauté. 12
Il ne sentit pourtant qu'amertume dans l'âme. 12
Avoir cru s'en aller loin dans l'éther abstrait, 12
35 Désirer l'impossible et trouver une femme ! 12
Il se remet à boire. Une houri paraît. 12
L'ascète se troubla. Mais son âme sans borne 12
Ne se contenta point du céleste jardin. 12
Trouvant la houri froide et le paradis morne, 12
40 Il acheva sa coupe et s'écria soudain : 12
« Le plongeur a trouvé des perles sous les vagues. 12
Sur le cratère noir la vaste flamme a lui. 12
‒ Bulbul, chante la rose. O rose, réponds-lui. — 12
La beauté me sourit dans les horizons vagues. 12
45 « Les plaintives guzlas, les flûtes, les tambours, 12
La turquoise au bleu mat, l'agate aux belles veines, 12
Les lys, les basilics, les œillets, les verveines, 12
Bruit, splendeur et parfum, ‒ rien ne vaut mes amours. 12
« Ma bien-aimée ! Elle est par delà l'empyrée, 12
50 Dans le gouffre sans borne au silence absolu, 12
Où sur l'être ce qui n'est pas a prévalu, 12
Où plus rien de vivant pour souffrir ne se crée. 12
« Oh ! voici le moment ineffable et divin. 12
Nous nous sommes unis dans les grandes étreintes. 12
55 Je perce de la nuit les obscurités saintes. 12
Hors de s'anéantir dans l'amour, tout est vain ! » 12
Quand le jour s'éveillant vint boire l'eau des palmes, 12
Le réel reconquit le poète éperdu. 12
Il retourna chez lui, les yeux tristement calmes, 12
60 N'ayant d'autre penser que son bonheur perdu. 12
Toujours, depuis ce temps, il est demeuré pâle. 12
La femme à son toucher crie en convulsion. 12
Lui, de veille et de jeûne épuise son corps mâle, 12
Pour monter de nouveau jusqu'à sa vision. 12
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