Métrique en Ligne
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Armand RENAUD
Recueil intime
1881
II
La Divine
DU destin qu’un autre se plaigne 8
Car c’est impossible, ma foi, 8
Que la fortune me dédaigne 8
Comme je la dédaigne, moi. 8
5 J’ai ma colombe, j’ai ma belle 8
Dont l’œil est plus clair que le jour, 8
Et qui jamais ne m’est rebelle, 8
Quand je m’abrite en son amour ; 8
Celle qui sait, lorsque décembre 8
10 Grelotte au fond du corridor, 8
Me dire : restons dans la chambre 8
A nous conter des contes d’or ; 8
Puis, quand il vient des fleurs aux branches, 8
Que nous sommes au mois de mai, 8
15 Celle qui, par les beaux dimanches, 8
M’emmène où l’air est embaumé ; 8
Et qui, l’été comme en automne, 8
Pendant l’hiver comme au printemps, 8
Verse à mon destin monotone 8
20 La caresse de ses vingt ans. 8
Entre les perles, c’est la perle, 8
Cette amoureuse de mes vœux ; 8
Comme la voile qui déferle, 8
Flottent sur son cou ses cheveux. 8
25 Sa robe est du bleu de la lune, 8
Sa voix plus douce qu’un hautbois. 8
On la prendrait presque pour l’une 8
Des nymphes qui sont dans les bois. 8
Les bijoux qu’implore sa lèvre 8
30 Pour chaque baiser que j’y prends, 8
On ne les a point chez l’orfèvre 8
Avec des sacs de mille francs. 8
On lui dirait : « Les escarboucles 8
» Du roi Salomon, je les ai ; 8
35 » J’ai le lapis que sur ses boucles 8
» Hélène la blanche a posé ; 8
» Madeleine a mis ce camée 8
» Et Cléopâtre ce saphir ; 8
» Cette opale, à sa bien-aimée, 8
40 » Fut le don du sultan d’Ophir ; 8
» Balkis avait ces pendeloques, 8
» Roxelane ces bracelets. » 8
Ma belle répondrait : « Ces loques, 8
» Je ne les veux pas, gardez-les. » 8
45 Car elle a, pour orner sa tête, 8
Pour ceindre ses tempes de feu, 8
Les psaumes où le roi poète, 8
La harpe en main, louait son Dieu. 8
Les Iliades grandioses 7
50 Font rivières sur ses babils. 8
L’Arioste, voilà ses roses, 8
Et Dante, voilà ses rubis. 8
Ils y sont aussi, tous les rêves 8
Qu’un grand cœur en lui sent frémir, 8
55 A voir l’Océan sur les grèves, 8
Bleu de l’azur du ciel, dormir. 8
Ils y sont les enthousiasmes, 8
L’extase, les soupirs, les chants, 8
Et tout ce que l’âme a de spasmes 8
60 En face des bois ou des champs. 8
Aussi, dans nos heures de joie, 8
Quand nous en sommes au moment 8
Où notre ciel d’amour flamboie, 8
Je la pare, voici comment. 8
65 J’enroule un sonnet à sa taille ; 8
Mes hymnes lui font des colliers ; 8
De stances qu’avec soin je taille, 8
Je couvre ses bras et ses pieds. 8
Je suis fou, je crois, tant je l’aime, 8
70 Parce qu’elle est belle d’abord, 8
El qu’à la beauté mon front blême 8
Va, comme l’aimant vers le nord ; 8
Puis c’est qu’elle est bonne dans l’âme, 8
Qu’elle est douce aux cœurs douloureux ; 8
75 C’est que, parfum, musique et flamme, 8
Tous les biens qu’elle a sont pour eux ; 8
Et qu’il n’est pas d’être si sombre, 8
Si profondément accablé, 8
Qui, l’implorant du fond de l’ombre, 8
80 Ne se soit trouvé consolé. 8
Son nom ! l’homme l’a sur les marbres 8
Mis de Louqsor au Parthénon. 8
Partout, dans l’eau, le vent, les arbres, 8
La nature a tracé son nom. 8
85 Son nom ! son nom ! c’est : Poésie ! 8
La souveraine qu’à genoux 8
Adoraient la Grèce et l’Asie. 8
Hélas ! aujourd’hui, parmi nous. 8
J’entends de loin la foule aveugle 8
90 Prendre plaisir à la huer ; 8
Et l’on sait que le taureau beugle, 8
Alors qu’il s’apprête à tuer. 8
Mais si jamais, ô ma divine, 8
Dans ce siècle où les dieux s’en vont, 8
95 Je dois, dans la même ruine, 8
Voir s’écraser ton noble front, 8
Moi, je te mettrai dans la bière, 8
Avec un beau suaire blanc, 8
Et j’irai dans le cimetière, 8
100 Ensevelir ton corps sanglant. 8
Puis, sentant ma force qui tombe, 8
Le cœur brisé de trop souffrir, 8
Je me coucherai sur ta tombe 8
Et je m’y laisserai mourir. 8
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