Métrique en Ligne
REN_1/REN20
Armand RENAUD
Recueil intime
1881
II
A une Martyre de Demain
Lorsque, parmi les pleurs et les cris d’ici-bas, 12
Pleine de beaux espoirs et de joyeux ébats, 12
Jeune fille, tu viens sourire, 8
Au lieu qu’au fond de mot ta candide beauté 12
5 Apporte la fraîcheur et la sérénité, 12
Je sens mon cœur qui se déchire. 8
Car, plus tu me parais près des anges du ciel, 12
Plus ton souffle est un baume et ta lèvre est un miel, 12
Plus ton âme est enthousiaste, 8
10 Plus tu crois au bonheur, au rêve, au dévoûment, 12
Et plus, parmi les flots de ce monde qui ment, 12
Ta solitude sera vaste. 8
Enfant aux clairs regards, lorsque dans ton miroir, 12
Devinant ta beauté, tu te plais à te voir, 12
15 Ou qu’a la lecture d’un livre, 8
Ton cœur vers l’idéal ouvre ses ailes d’or, 12
Tu ne penses qu’au rêve amoureux qui t’endort, 12
Je pense au réveil qui doit suivre. 8
Je pense au lendemain, reptile qui sans bruit 12
20 S’avance, protégé par une épaisse nuit, 12
Le regard fixé sur tes joies, 8
Et, lorsque le moment sera bien préparé, 12
T’enlacera le corps et l’âme par degré, 12
Pour mieux savourer ces deux proies. 8
25 Tu ne penses qu’aux vers des poètes, qu’au chant 12
Des guitares, le soir, sous le soleil couchant, 12
Qu’à l’azur rempli de colombes, 8
Qu’à tout ce qui gazouille et fleurit dans les bois, 12
Qu’aux paroles d’amour, qu’aux doigts pressant les doigts, 12
30 Qu’aux serments plus forts que les tombes. 8
Je pense au vide amer de toute volupté, 12
Comme par le réel le rêve est emporté, 12
Comme au cœur s’éteint toute flamme ; 8
Je pense aux faussetés, je pense aux trahisons, 12
35 Et comme le plaisir terrestre a des poisons 12
Qui flétrissent à jamais l’âme. 8
Le triple vêtement dont ton cœur est vêtu, 12
S’envolera — bonheur, espérance, vertu — 12
Au souffle glacial des choses ; 8
40 Les roses te plairont ; sur ton front tu voudras, 12
Au lieu des chastes lys, les mettre, et tu verras 12
Combien c’est du néant, les roses. 8
Pourquoi faut-il que rien ne puisse rester pur, 12
Que l’orage sans cesse obscurcisse l’azur, 12
45 Que sans cesse la bête fauve 8
Se tienne près du lac où la gazelle boit, 12
Que rien sans torturer et sans souffrir ne soit, 12
Que des chutes rien ne se sauve ! 8
Qu’on ne puisse trouver d’infaillible soutien 12
50 Dans nul des cœurs mortels, pas même dans le sien, 12
Qu’on ne puisse jamais répondre 8
De l’âme la meilleure et du meilleur amour, 12
Plus que d’une hirondelle au sommet d’une tour, 12
Plus que d’un plancher qui s’effondre ! 8
55 Hélas ! le bien-aimé que presseront tes bras, 12
S’il ne te trahit point, toi, tu le trahiras, 12
Vierge naïve comme un ange, 8
L’un ou l’autre de vous un jour n’aimera plus. 12
Pourquoi ? sait-on pourquoi le flux et le reflux ? 12
60 Sait-on pourquoi le vent qui change ? 8
L’amour donné par lui te semblera bien peu, 12
Près du songe entrevu dans le firmament bleu. 12
Tu voudras essayer, connaître. 8
Tu ne trouveras point. Tu chercheras encor, 12
65 Haletante, changeant sans trêve le décor, 12
Allant aux abîmes peut-être. 8
Car l’océan sans fin qui commence au baiser, 12
C’est notre sort commun de vouloir l’épuiser, 12
Pendant nos jeunesses si brèves. 8
70 Mais on s’acharne en vain, on n’est jamais vainqueur, 12
Plus la joie est aux sens, plus le deuil est au cœur. 12
Aux vastes flots, les vastes grèves. 8
Rien ne demeure alors de tout ce qui charmait. 12
Les yeux qu’on trouvait doux, le cœur où l’on dormait 12
75 Dans le hamac ou les gondoles, 8
On se sent pris pour eux de haine et de courroux. 12
Les espoirs écroulés se changent en dégoûts, 12
Et l’on crache sur ses idoles. 8
Jeune fille, ton front resplendit de clarté ; 12
80 Tes cheveux ont l’éclat, ta joue a la santé ; 12
On se retourne quand tu passes. 8
Âme au vol plus léger qu’une aile d’alcyon, 12
Tu mêles la candeur avec la passion, 12
Les tendresses avec les grâces. 8
85 Et, troublé malgré moi, lorsque tes beaux grands yeux 12
Répandent leurs rayons sur mon front soucieux, 12
Je me sens comme une couronne, 8
Je rêve de bonheur, de gloire, d’avenir, 12
Je voudrais m’élancer à tes pieds, devenir 12
90 Quelque chose qui t’environne. 8
Et sans avouer rien, je m’épuise à trouver 12
Des vers mystérieux qui te fassent rêver, 12
Qui, drapés à moitié de voiles, 8
Te laissent deviner mon amour douloureux, 12
95 Comme, sous un nuage errant et vaporeux, 12
On voit la forme des étoiles. 8
Et l’intime frisson de ces vagues accents 12
Trouble ton cœur candide, et le feu que je sens 12
Pénètre dans tes veines calmes. 8
100 Mais ne crains rien de moi, vierge au sourire frais, 12
Je ne t’aime qu’en fleur, et jamais ne voudrais 12
Briser la moindre de tes palmes. 8
Peut-être, si j’étais demeuré simple et bon, 12
Si mon cœur n’était pas brûlé comme un charbon, 12
105 J’aurais entrepris cette tâche 8
D’illuminer ta vie avec un amour tel 12
Que nul n’aurait osé, sur le feu de l’autel, 12
Lever sa main perfide et lâche. 8
A présent, c’en est fait de moi ; ne t’ayant pas, 12
110 Je n’ai pu m’empêcher de m’asseoir au repas 12
Des perversités séduisantes ; 8
Et je n’ai plus la force, et je n’ai plus la foi, 12
Et mon âme déjà, pour voler avec toi, 12
Porte des chaînes trop pesantes. 8
115 Mais cela m’est resté, dans mon égarement, 12
De respecter partout le noble et le charmant, 12
Le cristal, les cygnes, la neige, 8
Et de tenir mon cœur dans l’angoisse abîmé, 12
Plutôt que de souiller ce que j’ai tant aimé, 12
120 Avec mon désir sacrilège. 8
Inutile respect ! d’autres viendront, je sais, 12
Feignant beaucoup d’amour, n’en ayant pas assez, 12
Qui t’enivreront de paroles ; 8
Et l’on t’arrachera ton virginal trésor, 12
125 Comme, la nuit, on vole au voyageur son or, 12
Comme on effeuille des corolles. 8
Peut-être, dans la joie éphémère des sens, 12
Comparant mon silence aux aveux frémissants, 12
Tu riras du jeune homme étrange 8
130 Qui, lorsqu’à la cueillir tout semblait l’engager, 12
La soif, le fruit splendide et le rameau léger, 12
Laissa sur l’oranger l’orange. 8
Plus tard, lorsque ta vie aura suivi la loi, 12
Que des plaisirs humains tu n’auras plus la foi, 12
135 Que tu te verras solitaire, 8
Lasse, affaiblie et triste, et toujours, dans ton sein, 12
Conservant cette soif d’amour ardent et saint 12
Que nul baiser ne désaltère ; 8
Que du fond d’un passé dont rien ne restera, 12
140 Mon souvenir longtemps oublié surgira, 12
Le front pile, la lèvre close, 8
Et qu’ayant conservé sa première blancheur, 12
Seul il sera pour toi la berge oie le pêcheur 12
Battu par les flots, se repose ; 8
145 Tu comprendras pourquoi, dans mon culte profond, 12
Je n’ai pas imité ce que les autres font, 12
Pourquoi, sans briser ma statue, 8
Avec elle j’ai fui loin du réel brutal ; 12
Plutôt que de tuer dans mon cœur l’idéal, 12
150 Voulant que l’idéal nie tue. 8
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