Métrique en Ligne
QUI_1/QUI23
Pierre QUILLARD
La lyre héroïque et dolente
1897
LA GLOIRE DU VERBE
LA GLOIRE DU VERBE
LA GLOIRE DU VERBE
I
Une nuit langoureuse et sereine enveloppe 12
D'un cercle de lapis ouvré de roses d'or 12
Les barques, essaim las de cygnes sans essor, 12
Les palmiers, les canaux, les plaines et Canope ; 12
5 Et des flambeaux pareils à des soleils couchants 12
Illuminent la soie et les gemmes persanes. 12
Tandis qu'au rire aigu des jeunes courtisanes 12
Les nefs, lourdes d'amour, glissent avec des chants. 12
Les esclaves courbés effleurent de leurs rames 12
10 Les papyrus géants teints de brèves clartés 12
Et l'eau lente roulant des flots de voluptés 12
Où se mirent les yeux et les seins nus des femmes. 12
Mais non loin, sourd au bruit sacrilège que font 12
Les voix des matelots, les flûtes et les harpes 12
15 Le guérisseur voilé de ses triples écharpes 12
Ossar-Hapi sommeille en son temple profond ; 12
Et de vagues lueurs éparses sur les dalles 12
Éclairent tristement de leurs reflets confus 12
Les suppliants couchés auprès des grêles fûts 12
20 En un fétide amas de chairs et de sandales. 12
Seul debout dans sa force et sa beauté, parmi 12
Les pèlerins perclus de maux, rongés d'ulcères, 12
Mais tel que le géant déchiré par les serres 12
Du vautour, un Hellène orgueilleux et blêmi 12
25 Évoque sans trembler le prince du mystère : 12
«O maître, hôte caché du sanctuaire, ô Roi, 12
Vierge d'étonnement puéril et d'effroi, 12
J'ai connu tous les dieux du ciel et de la terre, 12
Atroces et cléments, magnifiques et laids 12
30 Et j'ai prié selon l'ordonnance des rites 12
Près du fleuve farouche où chantent les lychnites 12
Dans la splendeur des clairs de lune violets 12
Et là-bas, où les daims paissent la mousse rase 12
Sous les neiges de la fabuleuse Thulé, 12
35 J'ai lu le sort écrit dans l'azur constellé 12
Par les nuits qu'une aurore inoubliable embrase ; 12
Mais nul n'a dit le mot que j'ai cherché longtemps 12
Et qui me guérirait des angoisses de l'âme : 12
Parle, sinon la mort prochaine me réclame 12
40 Et l'horreur d'ignorer me consume : j'attends.» 12
II
Alors des profondeurs et des ténèbres saintes 12
Comme un jeune soleil sort des gouffres marins, 12
Blanche, laissant couler des épaules aux reins 12
Ses cheveux où nageaient de pâles hyacinthes, 12
45 Une femme surgit : son manteau radieux 12
Revêtait son beau corps d'une pourpre vivante ; 12
Des abîmes d'amour, de joie et d'épouvante 12
Où sombrerait l'esprit des hommes et des dieux 12
S'ouvraient terriblement dans ses larges prunelles 12
50 Et les villes, les champs, les cimes, les déserts, 12
La mer prodigieuse et l'infini des airs 12
Semblaient se réfléchir et disparaître en elles ; 12
Et lorsqu'elle parla, son ineffable voix 12
Unissait aux échos des lyres et des sistres 12
55 Le souffle des baisers et les râles sinistres 12
De la haine et le bruit des vagues et des bois : 12
«Marcheur pensif, enfant prédestiné qui nies 12
Les songes et l'espoir de ton cœur puéril, 12
Tu vas, émerveillé des floraisons d'avril 12
60 Et des soirs frissonnant de calmes harmonies ; 12
Tu regardes avec des tendresses d'amant 12
Les nuages légers ouvrir leurs ailes closes 12
A l'aube, et comme un vol de flamants blancs et roses 12
S'élever dans les champs du ciel éperdument ; 12
65 Volontaire captif de l'éternelle Omphale 12
Tu parles bas aux Vierges chastes et tu sais 12
Faire chanter aux corps ardemment enlacés 12
Des hymnes inouïs d'impudeur triomphale ; 12
Ton esprit altéré de désirs immortels 12
70 Épuiserait encor la coupe des prières, 12
Ta parole dément tes attitudes fières 12
Et tu t'es prosterné devant tous les autels. 12
Mais toujours au milieu de tes extases vaines 12
Le mensonge des dieux et des lèvres te point 12
75 Et tu verses, déçu d'aimer ce qui n'est point, 12
Tous les pleurs de tes yeux et le sang de tes veines. 12
Si tu n'étreins que des chimères, si tu bois 12
L'enivrement de vins illusoires, qu'importe ? 12
Le soleil meurt, la foule imaginaire est morte 12
80 Mais le monde subsiste en ta seule âme : vois ! 12
Les jours se sont fanés comme des roses brèves, 12
Mais ton Verbe a créé le mirage où tu vis 12
Et je nais à tes yeux de tes regards ravis 12
Et je garde à jamais la gloire de tes rêves.» 12
85 La forme s'effaça, la parole se tut, 12
Et délivré du poids antérieur des chaînes, 12
L'homme plana plus haut que les heures prochaines 12
Et comme tout, canaux, cité, temple abattu 12
S'enfonçait lentement dans la brume amassée 12
90 Sur le fond ténébreux des êtres et des temps, 12
Pure clarté, pistils de rayons éclatants, 12
Il vit s'épanouir la fleur de sa pensée. 12
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