Métrique en Ligne
QUI_1/QUI10
Pierre QUILLARD
La lyre héroïque et dolente
1897
DE SABLE ET D'OR
LES VAINES IMAGES
ÉLIANE
I
Des jours et puis des jours ont fui. Je me souviens 12
De cette joie ainsi que de quelque étrangère 12
Et c'est une féerie encor que j'exagère 12
De tout le deuil enclos dans les plaisirs anciens. 12
5 Mais nos baisers furent les fruits des Hespérides 12
Dont nous avons mâché la cendre, seulement 12
La cendre ! le verger solitaire et charmant 12
N'a pas calmé la soif de nos lèvres arides. 12
D'autres sont revenus semblables à des dieux 12
10 De l'île où par orgueil nous nous aventurâmes ; 12
Les guirlandes d'amour alourdissaient leurs rames 12
Et la galère en fleurs émerveillait les yeux. 12
Je ne jalouse pas leurs fanfares de gloire 12
Ni les pavois ni les étendards éployés 12
15 Dont l'ombre rouge flotte auprès des boucliers : 12
Leur songe était moins beau que notre ivresse noire, 12
Et j'erre en ce jardin fouetté du vent brutal, 12
Plus fier que les héros aux soirs d'apothéoses, 12
Tandis qu'autour de moi les nostalgiques roses 12
20 S'effeuillent vainement vers l'Orient natal. 12
II
Je t'aimais et les dieux ont dénoué nos bras, 12
Et nous vivons à la dérive au cours des heures ; 12
Et je ne t'entends plus quand tu ris ou tu pleures : 12
Mais je viendrai vers toi quand tu m'appelleras. 12
25 A la dérive ! des palais au bord des fleuves, 12
D'impérieuses voix m'invitent, dans la nuit 12
Et par les aubes ; mais qu'importe ? l'eau s'enfuit 12
Et je ferme mes yeux aux chevelures veuves. 12
Je sais : l'hôtellerie est pleine de buveurs : 12
30 Au mur rit la lambrusque et la rose trémière 12
Et les raisins gonflés d'aurore et de lumière 12
Versent les vieux soleils dans les cerveaux rêveurs. 12
Les sveltes baladins, les joueuses de lyre 12
Et les masques d'amour y glissent dans le soir 12
35 Et la terrasse est vide où je pourrais m'asseoir : 12
Je n'aborderai pas aux perrons de porphyre ; 12
Nulle reine en manteau de pourpre et d'argent clair 12
Ne tendra sur le seuil ses lèvres vers ma bouche ; 12
Voile noire, carène noire, ombre farouche, 12
40 La nef sans gouvernail s'en va jusqu'à la mer 12
Et je m'endormirai parmi les vagues vertes, 12
Parmi les mornes flots sans borne, à moins qu'un jour, 12
Sur une rive heureuse, au sommet de la tour 12
Dominant la vallée et les terres désertes, 12
45 Tu ne paraisses dans ta robe de soleil 12
Et tu ne m'offres en un geste qui pardonne 12
Tes cheveux éployés plus riches que l'automne 12
Et les baisers anciens plus doux que le sommeil. 12
III
Je ne sais plus dans quels chemins ni sous quels cieux 12
50 La reine de mon cœur, la reine de mes yeux, 12
La souveraine de mes larmes ignorées, 12
Qui tord en ses cheveux l'or fauve des vesprées, 12
Passa sans un regard vers mon front en exil 12
Comme un soleil d'hiver oublieux de l'avril. 12
55 Hélas ! les lys sont morts ; les roses sont fanées ; 12
L'impitoyable deuil défleurit les années. 12
Elle ne connaît plus les choses d'autrefois ; 12
Son oreille infidèle a désappris ma voix, 12
Ma voix tremblante et les paroles murmurées 12
60 Et le frissonnement des étreintes sacrées. 12
Et maintenant, et maintenant ! je veux en vain 12
M'interdire les jours et le passé divin. 12
Ma lèvre qu'elle sut délicate naguères 12
Est chaude d'une bouche et de baisers vulgaires 12
65 Et j'ai bu pour marcher dans l'ombre de la mort 12
Le vin des matelots et des hommes du port. 12
Mais cette ivresse est triste, ô reine, et je t'implore. 12
Reviens, fais resplendir la gloire de l'aurore. 12
Jette sur les bois nus un manteau de printemps 12
70 Et pare les sentiers des roses que j'attends. 12
Sois bienveillante ; ou si les beaux jardins des rêves 12
Sont clos pour jamais, soit ! les heures seront brèves 12
Où je vivrai dans la lumière et dans le bruit, 12
Et je descendrai seul les marches de la nuit. 12
IV
75 Par quelle cruauté des implacables dieux ? 12
Si loin des jours royaux et pavoisés de joie, 12
Un soleil tel que les anciens soleils flamboie 12
Et tes cheveux en fleur épouvantent mes yeux. 12
Parmi le deuil hélas ! et les ombres tombales, 12
80 Que me veux-tu, sourire impérieux encor 12
Qui fais se réveiller avec un sursaut d'or 12
Le prestige menteur des aubes triomphales ? 12
Oui : tes lèvres m'étaient douces près de la mer 12
Et sur la fauve grève où dormaient les carènes 12
85 Gonflaient d'un chant si pur les conques des Sirènes 12
Que des oiseaux neigeaient autour de toi dans l'air 12
Et que le souvenir des ailes éployées 12
Palpite en mes regards éblouis. O rayons 12
Éteints ! vols disparus d'aigles et d'alcyons ! 12
90 Voix morte désormais sur des lèvres souillées ! 12
Voix morte et pour moi seul vivante : je voudrais 12
Ne plus l'entendre et que la terre devînt noire 12
Et que la nuit sereine engloutît la mémoire 12
De ta beauté semblable aux roses des forêts. 12
95 Mais l'ombre décevante est encore hantée 12
Par les dieux importuns qui défendent l'oubli 12
Et la poignante fleur au calice pâli 12
Sollicite toujours ma bouche ensanglantée. 12
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