Métrique en Ligne
PRU_4/PRU111
corpus Pamela Puntel
René-François SULLY PRUDHOMME
POÉSIES PUBLIÉES DANS LA REVUE DES DEUX MONDES
1870-1871
Revue des Deux Mondes
Tome Quatre-vingt-quinzième, 1871
Repentir
J’aimais froidement ma patrie, 8
Au temps de la sécurité ; 8
De son grand renom mérité 8
J’étais fier sans idolâtrie. 8
5 Je m’écriais avec Schiller : 8
« Je suis un citoyen du monde ; 8
En tous lieux où la vie abonde, 8
Le sol m’est doux et l’homme cher ! 8
« Des plages où le jour se lève 8
10 Aux pays du soleil couchant, 8
Mon ennemi, c’est le méchant, 8
Mon drapeau, l’azur de mon rêve ! 8
« Où règne en paix le droit vainqueur, 8
Où l’art me sourit et m’appelle, 8
15 Où la race est polie et belle, 8
Je naturalise mon cœur ; 8
« Mon compatriote, c’est l’homme ! » 8
Naguère ainsi je dispersais 8
Sur l’univers ce cœur français : 8
20 J’en suis maintenant économe. 8
J’oubliais que j’ai tout reçu, 8
Mon foyer et tout ce qui m’aime, 8
Mon pain, et mon idéal même, 8
Du peuple dont je suis issu, 8
25 Et que j’ai goûté dès l’enfance, 8
Dans les yeux qui m’ont caressé, 8
Dans ceux mêmes qui m’ont blessé, 8
L’enchantement du ciel de France ! 8
Je ne l’avais pas bien senti ; 8
30 Mais depuis nos sombres journées, 8
De mes tendresses détournées 8
Je me suis enfin repenti : 8
Ces tendresses, je les ramène 8
Étroitement sur mon pays, 8
35 Sur les hommes que j’ai trahis 8
Par amour de l’espèce humaine, 8
Sur tous ceux dont le sang coula 8
Pour mes droits et pour mes chimères : 8
Si tous les hommes sont mes frères, 8
40 Que me sont désormais ceux-là ? 8
Sur le pavé des grandes routes, 8
Dans les ravins, sur les talus, 8
De ce sang, qu’on ne lavait plus, 8
Je baiserai les moindres gouttes ; 8
45 Je ramasserai dans les tours 8
Et les fossés des citadelles 8
Les miettes noires, mais fidèles, 8
Du pain sans blé des derniers jours ; 8
Dans nos champs défoncés encore, 8
50 Pèlerin, je recueillerai, 8
Ainsi qu’un monument sacré, 8
Le moindre lambeau tricolore ; 8
Car je t’aime dans tes malheurs, 8
Ô France, depuis cette guerre, 8
55 En enfant, comme le vulgaire 8
Qui sait mourir pour tes couleurs ; 8
J’aime avec lui tes vieilles vignes, 8
Ton soleil, ton sol admiré 8
D’où nos ancêtres ont tiré 8
60 Leur force et leur génie insignes. 8
Quand j’ai de tes clochers tremblants 8
Vu les aigles noires voisines, 8
J’ai senti frémir les racines 8
De ma vie entière en tes flancs, 8
65 Pris d’une piété jalouse 8
Et navré d’un tardif remords, 8
J’assume ma part de tes torts ; 8
Et ta misère, je l’épouse. 8
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