Métrique en Ligne
PRU_4/PRU108
corpus Pamela Puntel
René-François SULLY PRUDHOMME
POÉSIES PUBLIÉES DANS LA REVUE DES DEUX MONDES
1870-1871
Revue des Deux Mondes
Tome Quatre-vingt-dixième, 1870
LE SIÈGE
Depuis que notre cause est sainte, 8
Paris, redevenu cité, 8
Sent battre dans sa large enceinte 8
Son cœur français ressuscité. 8
5 Il s'apaise pour se défendre : 8
Le pauvre au riche daigne apprendre 8
Le fier labeur des vrais fusils, 8
Et tous, pour la lutte commune, 8
Suivent, mêlés par l'infortune, 8
10 Les chefs par le salut choisis. 8
La voix sévère des batailles 8
Discipline les fanfarons, 8
Les sceptiques vont aux murailles 8
Portés par le vent des clairons ; 8
15 Le fer rajeuni se façonne, 8
L'airain coule, s'allonge et tonne ; 8
On s'enrôle en plein carrefour ; 8
La jeunesse marche, aguerrie 8
Par l' âpre amour de la patrie, 8
20 Qui fait des hommes en un jour. 8
Qui songe à la mort se sent lâche, 8
Qui n'est stoïque se sent vil, 8
Devant tout le peuple à la tâche, 8
Sauvé par son propre péril ! 8
25 Bien qu'abandonné de la terre, 8
Il a, ce géant solitaire, 8
Pour tenir bon, ce qu'il lui faut ; 8
Et que son dernier rempart tombe, 8
Que son dernier soldat succombe, 8
30 Il lui reste un allié là-haut ! 8
C'est l'Idéal ! sur les armées 8
Il plane, et, levant son flambeau, 8
Crie, au-dessus de leurs fumées : 8
Je suis le vrai, je suis le beau ! 8
35 J'inscris les victoires d'avance, 8
J'ai la divine survivance 8
De tous les soldats généreux 8
Qui, sûrs de moi dans la mort même, 8
M'adressent leur appel suprême, 8
40 Sachant que je vaincrai pour eux ! 8
Le vœu de ta barbare envie, 8
O roi, sera mal satisfait ; 8
Frappe, la France te défie 8
D'abolir le bien qu'elle a fait : 8
45 Elle a gravé les lois humaines 8
Jusqu'au cœur de ceux que tu mènes ; 8
Quand tu ferais d'elle un tombeau 8
Où disparût toute sa race, 8
Tu n'oserais marquer sa place 8
50 Avec le mât de son drapeau ! 8
Conquérant dont la force rampe, 8
Pour qui tous les droits sont des noms, 8
Tu craindrais qu'un jour cette hampe 8
N'importunât tes gros canons ; 8
55 Tu craindrais que, prenant racine 8
Au sol qui fut son origine, 8
Et se redressant peuplier, 8
Ce bois ne rappelât au monde 8
La liberté, droite et féconde, 8
60 Que tu veux lui faire oublier. 8
Mais nous la tenons ferme encore 8
La hampe du drapeau meurtri, 8
Et de sa flamme tricolore 8
L' azur du moins n'a pas péri : 8
65 L'espoir nous reste, à nous qui sommes 8
Le scandale des autres hommes 8
Par la sublime vanité 8
D'oser tout sur la foi d'un rêve, 8
Et de consumer l'heure brève 8
70 En essais d'immortalité. 8
Oui, pour la gloire, pour cette ombre, 8
Nous combattons seuls jusqu'au bout 8
La ruse, la force et le nombre ; 8
Oui, nous respectons malgré tout 8
75 Notre Alsace et notre Lorraine 8
Dans leur volonté souveraine, 8
Même entre tes bras étouffans ! 8
Oui, nous gardons cette chimère 8
Qu'une patrie est une mère 8
80 Et ne livre pas ses enfans ! 8
Tels nous sommes ; tu nous proposes, 8
Nous croyant terrassés enfin, 8
De choisir entre ces deux choses : 8
Ou trahir ou mourir de faim ; 8
85 Connais-tu pour nous la plus dure ? 8
N'en juge point par ta nature, 8
Arrière, implacable étranger ! 8
Que chacun suive son génie, 8
Nous repoussons l'ignominie, 8
90 Empêche-nous donc de manger ! 8
Tu veux, tandis que la rapine 8
Gorge tes peuples dévorans, 8
Nous faire signer la famine 8
Pour mieux nous canonner mourans ! 8
95 Sois cruel ! Que par l'injustice 8
Ta victoire te rapetisse 8
Et nous serve à nous ennoblir ! 8
Va, rends-toi le complice infâme 8
De la matière outrageant l'âme, 8
100 Triomphe jusqu'à t'avilir ! 8
SULLY PRUDHOMME.
logo du CRISCO logo de l'université