Métrique en Ligne
PRU_3/PRU98
René-François SULLY PRUDHOMME
La Justice
1878
PREMIÈRE PARTIE
Silence au cœur !
DEUXIÈME VEILLE
ENTRE ESPÈCES
Le chercheur.
Étoiles, vos regards font plier les genoux ! 12
L'appel de l'infini sous vos longs cils palpite ! 12
Mais, si sombre que soit la terre, et si petite, 12
Commençons par la terre, elle est proche de nous. 12
5 L'homme est par le labour son plus intime époux ; 12
L'indifférent soleil de loin la sollicite, 12
Mais lui, qui de ses fruits guette la réussite, 12
Passe toute l'année à lui tâter le pouls. 12
Ce monde étant le seul que j'étreigne et pénètre, 12
10 J'y dois chercher d'abord ce que je veux connaître, 12
Et je consulterai les autres à leur tour. 12
Je vais donc l'ausculter, pour voir si d'aventure 12
N'y siègent pas d'un dieu la justice et l'amour, 12
Si la terre n'est pas le cœur de la nature. 12
Une voix.
15 Ah ! Ne lui demandons pas tant ! 8
Pour moi, cette planète où j'aime 8
Où j'espère dès que je sème, 8
Où je mérite en combattant, 8
Dont la surface ample et féconde 8
20 Prodigue à mes vœux tous les jours 8
Tant de trésors si je la sonde, 8
D'horizons si je la parcours, 8
Cœur du monde ou tas de poussière, 8
En paix j'y travaille et j'y dors ; 8
25 Elle est belle, elle est nourricière ; 8
Éperdument j'y plonge et mords ! 8
La nature en ce cher asile 8
Met ses élus, non ses maudits. 8
Le chercheur.
Ce qu'elle y met de paradis 8
30 M'a rendu le goût difficile. 8
Je laisse dans leur nuit faire leur somme épais 12
Les pierres, les métaux, tous les êtres inertes, 12
Où rien ne retentit ni des gains ni des pertes 12
Qui les changent toujours sans les tuer jamais. 12
35 J'ai perdu le sommeil qu'auprès d'eux je dormais ; 12
Mais je sens l'âme en moi des multitudes vertes 12
Dont les plaines jadis étaient toutes couvertes, 12
Et je sais les combats de leur menteuse paix ; 12
Je me sens oppressé dans les germes qu'étouffe 12
40 Des fougères d'alors la gigantesque touffe, 12
Où le silence est fait d'impuissance à gémir. 12
Oh ! Qu'il en périra de flores faméliques, 12
Pour qu'en l'âge tardif du soc et du zéphyr 12
Fleurissent des épis les blondes républiques. 12
Une voix.
45 Le poète anime la fleur 8
Des rêves dont son âme est pleine, 8
Le parfum lui semble une haleine, 8
La goutte de rosée un pleur. 8
Qu'en croirai-je ? Oh ! La fleur vit-elle ? 8
50 Passe-t-il un frisson nerveux 8
Dans la feuille, verte dentelle 8
Aux fils plus fins que des cheveux ? 8
La corolle, que la lumière 8
Fait s'entr'ouvrir, et qui la suit, 8
55 Est-ce une ébauche de paupière 8
En vague lutte avec la nuit ? 8
Dis-moi si, pour la rose, éclore 8
C'est naître, et s'effeuiller, mourir. 8
Le chercheur.
La sève que j'y vois courir 8
60 Est du sang déjà, pâle encore… 8
Nul germe en l'univers ne tire du néant 12
De quoi fournir son type et tarir sa puissance ; 12
Chaque vie à toute heure est une renaissance 12
Où les forces ne font qu'un échange en créant. 12
65 Aussi tout animal, de l'insecte au géant, 12
En quête de la proie utile à sa croissance, 12
Est un gouffre qui rôde, affamé par essence, 12
Assouvi par hasard, et, par instinct, béant. 12
Aveugle exécuteur d'un mal obligatoire, 12
70 Chaque vivant promène écrit sur sa mâchoire 12
L'arrêt de mort d'un autre, exigé par sa faim. 12
Car l'ordre nécessaire, ou le plaisir divin, 12
Fait d'un même sépulcre un même réfectoire 12
À d'innombrables corps, sans relâche et sans fin. 12
Une voix.
75 Comme une vasque trop peu large 8
Déverse l'onde par ses bords, 8
La terre étroite se décharge 8
Du flot surabondant des corps ; 8
Elle n'en borne pas le nombre, 8
80 Car peu d'êtres une fois nés 8
Regrettent le silence et l'ombre, 8
À sa mamelle cramponnés ! 8
Et quelle vierge n'aventure 8
Au souffle obsédant de l'amour 8
85 Le nœud léger de sa ceinture, 8
Fière de souffrir à son tour ? 8
Vis donc ! C'est la loi générale, 8
Et mange comme tu pourras ! 8
Le chercheur.
Une assez commode morale 8
90 A tiré la faim d'embarras. 8
Tout vivant n'a qu'un but : persévérer à vivre ; 12
Même à travers ses maux il y trouve plaisir ; 12
Esclave de ce but qu'il n'eut point à choisir, 12
Il voue entièrement sa force à le poursuivre. 12
95 Ce qui borne ou détruit sa vie, il s'en délivre ; 12
Ce qui la lui conserve, il tâche à s'en saisir : 12
De là le grand combat, pourvoyeur du désir, 12
Que l'espèce à l'espèce avec âpreté livre. 12
Ou tuer, ou mourir de famine et de froid, 12
100 Qui que tu sois, choisis ! Sur notre horrible sphère 12
Nul n'évite en naissant ce carrefour étroit. 12
Un titre pour tuer, que le besoin confère, 12
Où la nature absout du mal qu'elle fait faire, 12
Un brevet de bourreau, voilà le premier droit. 12
Une voix.
105 Il n'est ni bourreaux, ni victimes, 8
Il n'est pas même d'ennemis, 8
Quand les meurtres sont légitimes, 8
Par les décrets de Dieu permis ! 8
Dans leur démêlé séculaire, 8
110 Qui n'est qu'un ordre violent, 8
Les espèces s'entr'immolant 8
Le font sans haine ni colère. 8
De là vient que nul repentir 8
Ne trouble la faim satisfaite ; 8
115 Que toute proie à sa défaite 8
Peut sans rancune consentir : 8
Elle tombe dans une guerre 8
Où chacun doit un jour tomber. 8
Le chercheur.
Ah ! Les vaincus à succomber 8
120 Ne se résignent pourtant guère ! 8
L'espace est plein des cris par les faibles poussés. 12
Comme à travers la nuit geignent les vents d'automne, 12
Sans cesse monte au ciel la plainte monotone 12
De ces vaincus amers, pleurants, ou courroucés. 12
125 Vous criez dans le vide ! Assez de cris, assez ! 12
Le silence du ciel, ô faibles, vous étonne : 12
Vous voulez que pour vous contre les forts il tonne ; 12
Vous imitez pourtant ceux que vous maudissez : 12
Quand vous leur imputez leur tyrannie à crime, 12
130 Est-il un seul de vous qui pour vivre n'opprime ? 12
Où la vie a germé, l'égoïsme a sévi. 12
Bien qu'elle soit petite et douce, votre bouche, 12
Elle est pourtant armée, et l'appel en est louche : 12
On sait à quels baisers elle a déjà servi. 12
Une voix.
135 Baisers vibrants qu'aux fleurs mouillées 8
Portent les sonores essaims 8
Des abeilles ensoleillées, 8
êtes-vous œuvres d'assassins ? 8
Baisers de la mère à la fille, 8
140 Baisers des frères et des sœurs, 8
Les agapes de la famille 8
Ont-elles souillé vos douceurs ? 8
Baisers des bouches rassemblées 8
Sur un front d'aïeul, baisers purs 8
145 Comme en versent les giroflées 8
Sous les vents d'avril aux vieux murs, 8
Ces bouches qu'une larme arrose 8
Ont-elles de féroces dents ? 8
Le chercheur.
La mort fait son œuvre au dedans, 8
150 Sombre sous des dehors de rose. 8
Ce précepte m'émeut : « ne fais pas au prochain 12
Ce que tu ne veux pas qu'il te fasse à toi-même. » 12
Pourtant s'il le faut suivre en sa rigueur extrême 12
Il n'est d'autre avenir que de mourir de faim. 12
155 Vivre sans nuire ! ô songe ambitieux et vain ! 12
Le prochain, quel est-il ? Voilà le grand problème. 12
Qu'il végète ou qu'il pense, et qu'on l'abhorre ou l'aime, 12
Tout être a, dès qu'il sent, quelque chose d'humain. 12
Et n'alléguons jamais, meurtriers hypocrites, 12
160 La souveraineté que nous font nos mérites. 12
Tout vivant souffre, aucun ne s'est donné son rang. 12
L'homme civilisé, charité bien étrange ! 12
N'appelle son prochain nul être dont il mange. 12
L'anthropophage est seul impartial et franc. 12
Une voix.
165 Horreur ! On ne sait si tu railles 8
Ou si toi-même tu te crois ; 8
Laisse aux cyniques sans entrailles 8
Leurs sarcasmes hideux et froids. 8
Ce matin j'ai vu l'alouette, 8
170 Perçant l'air comme un point vermeil, 8
Avec le cri pur qu'elle y jette 8
S'évanouir dans le soleil ; 8
Sa voix enchantait l'étendue ; 8
Un trait d'archer l'a fait mourir. 8
175 La voix n'est pas redescendue, 8
J'en ai senti mon cœur souffrir… 8
Mais pour un oiseau qui succombe, 8
L'amour au ciel en rend bien deux ! 8
Le chercheur.
Je pense aux morts ; toi, si tu peux, 8
180 Chante l'amour sur l'hécatombe. 8
Toujours grave en tuant, le fauve carnassier 12
Bondit, abat sa proie, et mange, grave encore ; 12
L'homme, joyeux convive, assaisonne et décore 12
La chair qu'il engraissa pour le plomb ou l'acier. 12
185 D'où vient que, pour lui seul scrupuleux justicier, 12
Ce tueur, sans pitié pour la faune et la flore, 12
Châtie en l'homicide un crime qu'il abhorre 12
Et dans la chasse impie admire un jeu princier ? 12
Le même acte, en dépit des mots dont on le nomme, 12
190 S'il n'est crime envers tous, ne l'est point envers l'homme, 12
Et s'il est crime en haut, l'est à tous les degrés. 12
Ô morale, n'es-tu qu'un pacte entre complices ? 12
Pourquoi ton équité, bonne pour nos polices, 12
Ne nous rend-elle pas tous les êtres sacrés ? 12
Une voix.
195 Rêveur, tu parles en profane ! 8
Le plus juste peut s'oublier, 8
Quand il est rué par Diane 8
Sur les traces d'un sanglier ! 8
Ne connais-tu pas ce délire ? 8
200 L'ouragan des chiens, leurs abois, 8
Et la fanfare qui déchire 8
La tressaillante horreur des bois ! 8
L'hallali ! L'assaut du colosse 8
Qui se débat, les chiens au flanc, 8
205 Secouant leur grappe féroce 8
Dans les entrailles et le sang ! 8
Nulle jeune et guerrière envie 8
N'émeut donc l'audace en ton cœur ? 8
Le chercheur.
J'ai mis mon zèle et ma vigueur 8
210 À sonder mon droit sur la vie. 8
Tantôt je prends l'acier, j'en avive le fil 12
Et je tranche la chair en convive impassible : 12
Je me semble être un roi, comme l'entend la bible 12
Qui déclare saint l'homme, et tout le reste vil. 12
215 Tantôt j'ai le soupçon d'un infini péril, 12
Et je crois me sentir l'humble et lointaine cible 12
D'un centaure céleste à la flèche invisible, 12
Il passe en moi l'éclair d'un effroi puéril. 12
Hélas ! à quels docteurs faut-il que je me fie ? 12
220 La leçon des anciens, dogme ou philosophie, 12
Ne m'a rien enseigné que la crainte et l'orgueil ; 12
Ne m'abandonne pas, toi, qui seule, ô science, 12
Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance ! 12
Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil. 12
Une voix.
225 Voici l'aube ! — éteins ta veilleuse ! — 8
L'aube au tendre éblouissement, 8
L'aube suave et merveilleuse 8
Qui nous fait sourire en dormant : 8
Par les fentes des portes closes 8
230 Regarde pendre au bord des lits, 8
Parmi les raisins et les roses, 8
Les bras lents des amants pâlis… 8
Écoute au loin la voix d'Horace : 8
Il t'invite à cueillir le jour ; 8
235 Lydie en s'éveillant l'embrasse : 8
Imite leur facile amour ! 8
Chasse la sombre maladie 8
Qui trouble tes nuits, insensé… 8
Le chercheur.
Quand Horace a chanté Lydie, 8
240 Mon siècle n'avait point pensé. 8
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