Métrique en Ligne
PRU_3/PRU97
René-François SULLY PRUDHOMME
La Justice
1878
PREMIÈRE PARTIE
Silence au cœur !
PREMIÈRE VEILLE
COMMENCEMENTS
Le chercheur.
La vérité n'admet qu'un studieux amant : 12
Je m'arme pour savoir ! Je fourbis la cuirasse 12
Que l'ombre déshonore et que la rouille encrasse, 12
Et j'aiguise le dard qui s'émousse en dormant. 12
5 Certes, je bouclerai l'airain si fortement 12
Sur ma poitrine hostile au culte que j'embrasse, 12
Que l'armure sévère y marquera sa trace 12
Plutôt que d'y permettre un lâche battement. 12
Et dussé-je, si rien ne t'entame, ô nature, 12
10 Sphinx horrible et charmant, te prendre à la ceinture, 12
Et dans un cri forcé t'arracher ton secret, 12
Corps à corps avec toi je lutterai sans trêve ! 12
À nous deux maintenant ! Parle, me voilà prêt, 12
Je ne suis plus l'Œdipe alangui par le rêve. 12
Une voix.
15 Seul le rêve embellit les vers ! 8
À dépouiller de leur prestige 8
Les merveilles de l'univers, 8
Poète, quel devoir t'oblige ? 8
Si la nature t'apparaît 8
20 Sous tant de formes attachantes, 8
N'est-ce pas pour que tu la chantes 8
Sans attenter à son secret ? 8
Indigente comme un squelette 8
Que la chair vient d'abandonner, 8
25 L'idée incolore et muette 8
Aux sens n'a plus rien à donner. 8
Oh ! Que d'ingrats efforts te coûte 8
Le vrai que tu n'atteins jamais ! 8
Le chercheur.
Qui donc me dit ce que je tais ? 8
30 Quel adversaire en moi m'écoute ? 8
Depuis que j'ai quitté les gracieux vallons 12
Où mes vingt ans chantaient leur peine et leur folie, 12
Et que pour retremper ma pensée amollie, 12
J'ai des pics éternels gravi les échelons, 12
35 Le front dans les brouillards et dans les aquilons, 12
Je glisse en trébuchant sur la glace polie, 12
Et me souviens parfois avec mélancolie 12
Des prés qui m'ont laissé de leur mousse aux talons. 12
Et j'ai beau me boucher des deux mains les oreilles, 12
40 J'entends monter des voix à des appels pareilles, 12
Indomptables échos du passé dans mon cœur : 12
Ce sont tous mes instincts poussant des crisd'alarme ; 12
En moi-même se livre un combat sans vainqueur 12
Entre la foi sans preuve et la raison sans charme. 12
Une voix.
45 Ne lis plus. Écoute ces voix ; 8
Laisse-toi ramener par elles 8
Aux grandes pentes naturelles 8
Où glissait ta vie autrefois ; 8
Nulle veille ne les supplée, 8
50 Nul enseignement ne les vaut : 8
Elles te l'avaient révélée 8
L'humble science qu'il te faut ! 8
Tout le reste est mensonge ! Oublie. 8
Au fil de l'eau, vers l'horizon, 8
55 Descends avec une Ophélie 8
Entre deux rives de gazon. 8
Tu recouvreras l'espérance 8
Avec l'oubli des livres lus. 8
Le chercheur.
Que ne puis-je en ne lisant plus 8
60 Recouvrer ma jeune ignorance ! 8
L'esprit humain jadis planait tout endormi, 12
Fuyant sur les hauteurs son terrestre entourage ; 12
Comme le somnambule, au gré d'un vain mirage, 12
Hante les toits, d'un pied par l'erreur affermi. 12
65 Il s'éveille, et sentant, l'œil ouvert à demi, 12
Sa vision sombrer dans un brusque naufrage, 12
Il perd toute la foi qui lui sert de courage, 12
Et tremble désarmé sur le gouffre ennemi. 12
La science a miné le vieux monde illusoire, 12
70 Et triant les débris qui jonchent la mémoire, 12
Elle repeuple l'âme avec des pensers vrais. 12
Ces blêmes vérités sortent des beaux décombres 12
Où gît tout ce qu'hier j'aimais et vénérais : 12
Eh bien ! Sur la justice interrogeons ces ombres ! 12
Une voix.
75 La justice est un cri du cœur ! 8
Déjà l'enfant qu'à tort tu grondes 8
En entend les rumeurs profondes 8
S'amasser contre ta rigueur ; 8
Dans le jeune homme au fier courage, 8
80 Quand le droit se lève outragé, 8
Le front a reconnu l'outrage, 8
Mais c'est le cœur qui l'a vengé ; 8
Chez l'homme où la dignité mûre 8
Contraint la fougue à réfléchir, 8
85 Quand le front a pesé l'injure, 8
C'est le cœur qui l'en fait rougir ! 8
Ô science, prisme où se glace 8
Tout rayon qui passe au travers ! 8
Le chercheur.
Je cherche un cœur à l'univers, 8
90 Et tu ne m'en dis pas la place. 8
Où rencontrer un point de départ et d'appui ? 12
Pas de commencement ! Les lois sont éternelles ; 12
Pas de création ! Le monde est vieux comme elles, 12
Et son enfantement dure encore aujourd'hui. 12
95 Or à quelle consigne obéissaient en lui, 12
Depuis longtemps, les lois, ces fixes sentinelles, 12
Avant l'éclosion des premières prunelles 12
Et des premiers cerveaux où l'idée en a lui ? 12
Mystère ! Et c'est encore un mystère insondable 12
100 Que le type suprême où tend sa forme instable, 12
À travers les douleurs, par de si longs essais. 12
L'origine et la fin me sont à jamais closes ! 12
Et pourtant, si je veux m'en passer, je ne sais 12
Ni la raison des lois ni le vrai sens des choses. 12
Une voix.
105 Eh bien donc ! à genoux ! Rends-toi ! 8
La science est vaine : renonce 8
À sa misérable réponse 8
Qui ne dit pas le grand pourquoi. 8
Des fronts las divine ressource, 8
110 La foi guide au vrai sans effort, 8
Comme la baguette à la source 8
Et comme la boussole au port. 8
Préfère aux livres le cilice 8
Des saints couronnés de lueur : 8
115 Leur sang offert avec délice 8
Est mieux payé que ta sueur ! 8
Car où va la science ? Où mène 8
Ce fil fragile au long circuit ? 8
Le chercheur.
C'est pour l'apprendre qu'on le suit 8
120 De phénomène en phénomène. 8
Atomes éternels aux éphémères jeux, 12
Océan d'où la force, en des retours sans nombre, 12
Émerge infatigable aussitôt qu'elle y sombre, 12
Vous travaillez sans trouble aux destins orageux. 12
125 Je vous envie, aînés du chaos nuageux 12
Dont le ciel par degrés sans fin se désencombre : 12
Vous n'êtes pas vaincus par la froidure et l'ombre 12
Qui rendront tour à tour tous les astres fangeux. 12
Aveugles sans faillir, sous des lois nécessaires 12
130 Vous êtes ouvriers de toutes les misères 12
Dont les mondes ensemble accumulent l'horreur. 12
Et, durs également dans la chair ou la roche, 12
Vous ignorez la peine aussi bien que l'erreur ; 12
Et la mort qui nous suit jamais ne vous approche. 12
Une voix.
135 Que m'importe ces éléments, 8
Et les longs âges sans années 8
Où des tardives destinées 8
Se perdent les commencements ! 8
Ce qui m'importe, ô ma maîtresse, 8
140 C'est que ces éléments si vieux 8
Soient devenus de ma tendresse 8
Le miroir si jeune en tes yeux ; 8
C'est que leurs effroyables fièvres 8
En caresses aient pu finir ; 8
145 C'est qu'ils soient devenus nos lèvres 8
Pour que nous puissions nous unir ; 8
Qu'importe leur passé farouche, 8
S'ils en ont su faire un tel bien ! 8
Le chercheur.
Heureux, heureux, qui ne sait rien 8
150 Du mal que font l'œil et la bouche ! 8
L'univers porte en soi d'infaillibles conseils 12
Dont la sagesse a l'air d'une atroce démence : 12
Sans âge, il fut longtemps une fournaise immense 12
Qui crachait son écume en tournoyants soleils. 12
155 Ces soleils ont lancé d'autres éclats pareils, 12
Dont la ronde à son tour se brise et recommence ; 12
Puis la vie a des cieux affronté l'inclémence 12
Et cherché des climats pour ses frêles éveils ; 12
L'antique masse en feu, qui n'était qu'incendie, 12
160 En se disséminant d'astre en astre attiédie, 12
A perdu sa fureur dans les mondes nouveaux ; 12
Mais c'est sur leur écorce éteinte que la flamme 12
Se transforme, vouée à de sombres travaux, 12
En force pour la lutte et pour l'angoisse en âme. 12
Voix d'un songe.
165 Au seuil de son âme arrêté 8
J'écoute son somme et j'hésite ; 8
Je ne sais pas si ma visite 8
Lui vaudrait mieux que ce Léthé… 8
Lui rendrai-je la trop chère ombre 8
170 D'un douloureux passé d'amour ? 8
Non ! Le réveil serait plus sombre, 8
Plus désert, par ce vain retour. 8
Mais si je lui montrais la gloire 8
Sonnant ses vers sous un laurier ? 8
175 Non ! Devant son humble écritoire 8
Mes clairons pourraient l'éveiller. 8
Si je lui montrais toute nue 8
La vérité qui l'a séduit ? 8
Elle est moins cruelle, inconnue. 8
180 Qu'il ne rêve pas cette nuit ! 8
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