Métrique en Ligne
PRU_3/PRU105
René-François SULLY PRUDHOMME
La Justice
1878
SECONDE PARTIE
Appel au cœur
NEUVIÈME VEILLE
LA DIGNITÉ — LA JUSTICE
Dans la nuit constellée où je promène et plonge 12
Un regard que mon rêve à l'infini prolonge, 12
J'évoque le plus vieux soleil, 8
Qui fut père et semeur des étoiles sans nombre, 12
5 Et qui peuplant, de proche en proche, l'éther sombre, 12
En fit un océan vermeil. 8
Je cherche ce foyer, du moins ce qu'il en reste 12
Après qu'il a rempli l'immensité céleste 12
Des feux à sa masse arrachés. 8
10 Vrai chorège, il défraye et préside les rondes 12
Dont l'enlace le chœur des innombrables mondes 12
Qu'il a, comme un frondeur, lâchés. 8
Sans doute il est encore en pleine incandescence ; 12
Et les astres auxquels il a donné naissance 12
15 Lui font cortège maintenant, 8
Ainsi que d'une ruche on voit l'essaim né d'elle 12
S'échapper sans la fuir, et, déserteur fidèle, 12
N'en sortir qu'en l'environnant. 8
Plus loin, beaucoup plus loin que les visibles sphères, 12
20 Bien plus haut, par delà les cendres d'or légères 12
Dont le zodiaque est sablé, 8
Je contemple en esprit ce soleil patriarche : 12
Il excède en grandeur la planète où je marche, 12
Comme elle excède un grain de blé ; 8
25 Et ce qu'au grain de blé pèse un grain de poussière, 12
Parasite ténu d'une masse grossière 12
Je le pèse à ce globe-ci ; 8
Mais il porte avec moi, ce globe misérable, 12
Ce qui manque au soleil : l'idée impondérable, 12
30 L'amour impondérable aussi ! 8
Je ne dédaigne plus la sphère maternelle, 12
Car, tout humble qu'elle est, je n'ai puisé qu'en elle 12
Ce qui me fait juger les cieux. 8
Je préfère au soleil ce tas d'ombre et de fange, 12
35 Si, pour les admirer, je dois à ce mélange 12
Mon cœur, ma pensée et mes yeux. 8
Un astre n'est vivant qu'en cessant d'être étoile : 12
Il vit par les vertus que son écorce voile, 12
Non par l'éclat que nous voyons ; 8
40 Il ne vaut que du jour où, transformant ses flammes 12
Il change sa chaleur et sa lumière en âmes, 12
En regards ses propres rayons ! 8
Aussi la terre étroite en majesté surpasse 12
Le plus beau des soleils engendrés dans l'espace, 12
45 Et vaut mieux qu'eux tous réunis. 8
Je l'honore en dépit du dogme qui l'outrage, 12
Parce qu'elle a fait l'homme en achevant l'ouvrage 12
Ébauché par les infinis ; 8
Car ni l'éternité, ni l'immense étendue, 12
50 Ni la cause première, en ces gouffres perdue, 12
Et qui ne dit pas son vrai nom, 8
Si grandes qu'elles soient, ne l'ont fait toutes seules, 12
L'homme n'est pas leur œuvre : il les a pour aïeules, 12
Mais pour mère et nourrice, non ! 8
55 En vain, pour l'accueillir, l'espace et la durée 12
Ouvraient leur profondeur vide et démesurée ; 12
Pas de terre, pas de berceau ! 8
En vain flottait l'esprit sur les eaux sans limite ; 12
Sans pain, pas de génie, et pas d'amour sans gîte, 12
60 Et pas de sceptre sans roseau ! 8
Il lui fallait la terre et ses milliers d'épreuves, 12
D'ébauches de climats, d'essais de formes neuves, 12
D'élans précoces expiés, 8
D'avortons immolés aux rois de chaque espèce, 12
65 Pour que de race en race, achevé pièce à pièce, 12
Il vît l'azur, droit sur ses pieds. 8
Il fallait, pour tirer ce prodige de l'ombre 12
Et le mettre debout, des esclaves sans nombre, 12
Au travail mourant à foison ; 8
70 Comme, en égypte, un peuple expirait sous les câbles, 12
Pour traîner l'obélisque à travers monts et sables 12
Et le dresser sur l'horizon ; 8
Et comme ce granit, épave de tant d'âges, 12
Levé par tant de bras et tant d'échafaudages, 12
75 Étonnement des derniers nés, 8
Semble aspirer au but que leur montre son geste, 12
Et par son attitude altière leur atteste 12
L'effort colossal des aînés, 8
L'homme, en levant un front que le soleil éclaire, 12
80 Rend par là témoignage au labeur séculaire 12
Des races qu'il prime aujourd'hui ; 8
Et son globe natal ne peut lui faire honte, 12
Car la terre en ses flancs couva l'âme qui monte 12
Et vient s'épanouir en lui. 8
85 La matière est divine ; elle est force et génie ; 12
Elle est à l'idéal de telle sorte unie 12
Qu'on y sent travailler l'esprit, 8
Non comme un modeleur dont court le pouce agile, 12
Mais comme le modèle éveillé dans l'argile 12
90 Et qui lui-même la pétrit. 8
Voilà comment, ce soir, sur un astre minime, 12
Ô soleil primitif, un corps qu'un souffle anime, 12
Imperceptible, mais debout, 8
T'évoque en sa pensée et te somme d'y poindre, 12
95 Et des créations qu'il ne voit pas peut joindre 12
Le bout qu'il tient à l'autre bout. 8
Ô soleil des soleils, que de siècles, de lieues, 12
Débordant la mémoire et les régions bleues, 12
Creusent leur énorme fossé 8
100 Entre ta masse et moi ! Mais ce double intervalle, 12
Tant monstrueux soit-il, bien loin qu'il me ravale, 12
Mesure mon trajet passé. 8
Tu ne m'imposes plus, car c'est moi le prodige ! 12
Tu n'es que le poteau d'où partit le quadrige 12
105 Qui roule au but illimité ; 8
Et depuis que ce char, où j'ai bondi, s'élance, 12
Ce que sa roue ardente a pris sur toi d'avance, 12
Je l'appelle ma dignité ! 8
Certes, mon propre élan m'est de faible ressource ; 12
110 Mais c'est le genre humain qui m'entraîne en sa course, 12
D'un galop tous les jours plus prompt ! 8
Et bientôt renversé, dépassé, foulé même, 12
Je garderai du moins, dans ma chute, un baptême 12
De sueur olympique au front ! 8
115 Et comme, en secouant la poudre des arènes, 12
Le lauréat vieilli cède à ses fils les rênes 12
Dès qu'il se sent par eux vaincu, 8
Et meurt fier de léguer ses pareils à sa ville, 12
Et, dans le marbre, au peuple, un exemple immobile 12
120 Où sa force aura survécu ; 8
Ainsi, vieux à mon tour, mes dernières années, 12
Par mes bras affaiblis au repos condamnées, 12
Me trouveront prêt au départ ; 8
Et pour l'œuvre commune ayant fait mon possible 12
125 J'emporterai, vaincu, l'assurance invincible 12
D'y survivre en ma noble part ! 8
Tout être, élu dernier de tant d'élus antiques, 12
De tant d'astres vainqueurs aux luttes chaotiques, 12
Et de races dont il descend, 8
130 D'une palme croissante est né dépositaire ; 12
Tout homme répondra de l'honneur de la terre 12
Dont il vêt la gloire en naissant ; 8
Et puisque notre sphère est aux astres unie 12
Comme un nœud l'est aux nœuds d'une trame infinie, 12
135 Et tord un fil du grand métier, 8
Dans le peu de ce fil que l'homme brise ou lâche, 12
L'homme, traître à la terre en désertant la tâche, 12
Est traître à l'univers entier ! 8
Traître même à la mort, qu'atteint sa défaillance, 12
140 Car avec les vivants les morts font alliance 12
Par un legs immémorial ! 8
Traître à sa descendance avant qu'elle respire, 12
Car héritier du mieux il lui laisse le pire, 12
Félon deux fois à l'idéal ! 8
145 Ah ! Je sais désormais ce que me signifie 12
Ma conscience, arbitre et témoin de ma vie, 12
Qui ne se trompe ni ne ment, 8
Ce qu'elle me conseille, ou prohibe, ou commande, 12
Cette voix qui tout bas si souvent me gourmande, 12
150 Et m'approuve si rarement ! 8
Le remords, c'est la voix de la nature entière 12
Qui dans l'humanité gronde son héritière : 12
« qu'as-tu fait du prix de mes maux, 8
Des trésors de douleur dont j'ai pétri ta pâte, 12
155 Toi pour qui j'ai broyé froidement et sans hâte 12
Sous mes pilons tant d'animaux ? 8
« qu'as-tu fait de ton âme, orgueil de ta planète, 12
Du fonds que j'ai remis à ta main malhonnête, 12
Et du sang dont je t'ai gorgé ? 8
160 Qu'as-tu fait du marteau, pour gagner ton salaire ? 12
Sur l'enclume terrestre avec le four solaire, 12
Quel pont céleste as-tu forgé ? 8
« regarde : autour de toi tout lutte et se concerte ! 12
Que d'ouvriers soldats, dont pas un ne déserte 12
165 Mes ateliers pleins de leurs morts ! 8
Et toi seule, pour qui des légions périrent, 12
À qui par millions les victoires sourirent, 12
Tu bats en retraite et tu dors ! 8
« regarde : tout aspire, éclôt et meurt plus digne ! 12
170 Vois dans la goutte d'eau vibrer le zèle insigne 12
Du peuple infinitésimal ; 8
Et levant ta prunelle, aux astres familière, 12
Vois tressaillir des cieux l'ardente fourmilière ! 12
Tout travaille, et tu dors : c'est mal ! » 8
175 Et je sais maintenant d'où nous vient l'allégresse 12
Qui nous monte du cœur au front, et le redresse, 12
Et l'illumine, chaque fois 8
Que l'âme, en affrontant ce que la chair abhorre, 12
Soumet la vie à l'ordre, et, sage, collabore 12
180 À l'idéal avec les lois : 8
C'est toute la nature en nous-même contente, 12
Louant l'humanité pour elle militante, 12
Laborieuse et souple au frein ; 8
Elle dit : « gloire à toi dont le zèle conspire 12
185 Avec mon vaste règne au bien de mon empire, 12
Et m'aide à l'œuvre souverain ! 8
« ma fille, prends le sceptre ! Il sied que tu partages, 12
Avec mes soins royaux, mes royaux avantages, 12
Règne ! Mon trône est n'importe où. 8
190 Je remettrai ma torche et ma foudre en ta droite, 12
Dans un éclair tiré de ta planète étroite 12
Comme le feu l'est d'un caillou. 8
« ce que ton bras si frêle et la flamme si mince 12
De ton intelligence ont fait de ta province 12
195 M'emplit d'un maternel orgueil. 8
Va ! Si je t'ai donné des angoisses de reine, 12
Mes lois t'enseigneront ma majesté sereine 12
Dans la bataille et dans le deuil. 8
« si je t'ai proposé des épreuves si rudes, 12
200 Je sais faire des lits dignes des lassitudes ! 12
Va ! Les sommeils qui te sont dus, 8
Loin du heurt des marteaux, du grincement des limes, 12
Berceront ta fatigue en des hamacs sublimes 12
D'une étoile à l'autre tendus ! … » 8
205 Telles au genre humain parlent ces voix natives, 12
Vibrantes plus ou moins, toujours impératives ; 12
Elles l'ont sauvé quand, tout nu, 8
Sur les mers de la vie où sa galère flotte, 12
Navigateur de force avant d'être pilote, 12
210 Il fut lancé dans l'inconnu ! 8
Et maintenant qu'errant au gré de la tourmente 12
L'équipage, à vau-l'eau, n'a rien qui l'oriente, 12
Que son radeau fait de débris, 8
En mêlant tout le fer des chaînes et des armes, 12
215 A du pôle recteur fait dévier les charmes, 12
Et dérouté l'aimant surpris, 8
Maintenant que l'orage a couvert les étoiles, 12
Qu'à des restes de mâts ne pendent plus pour voiles 12
Que des restes de pavillons, 8
220 Ce sont ces voix encore, à défaut de boussole 12
Et d'astres, dont l'appel nous guide et nous console, 12
Et nous fait hisser des haillons ! 8
C'est leur appel qui rend aux naufragés courage, 12
Reproche aux abattus leur langueur à l'ouvrage 12
225 En leur nommant les caps aimés, 8
Dans les derniers vaillants entretient l'espérance, 12
Et, même en pleine mer, chante la délivrance 12
Au sombre cœur des affamés ! 8
Tout homme entend ces voix l'adjurer d'être digne, 12
230 D'être fidèle au rang que la douleur assigne 12
À son espèce en l'univers. 8
Oh ! Que penser est doux quand l'étude est féconde ! 12
J'en frissonne : un rayon dont la clarté m'inonde 12
Dessille mes yeux entr'ouverts ! 8
235 C'est de ce rang conquis la conscience innée, 12
Gardienne d'une espèce et de sa destinée, 12
Qui me révèle mon devoir ! 8
Elle m'enjoint d'être homme et de respecter l'homme, 12
Au nom des cieux passés dont la terre est la somme, 12
240 Et des cieux futurs, mon espoir ! 8
Non que j'ose espérer que le temps y ranime 12
Le spectre évanoui de ma pensée infime ; 12
Mais je sais que l'ébranlement 8
Qu'en battant pour le bien mon cœur ému fait naître, 12
245 Humble vibration du meilleur de mon être, 12
Se propage éternellement ! 8
Le respect de tout homme est la justice même : 12
Le juste sent qu'il porte un commun diadème 12
Qui lui rend tous les fronts sacrés. 8
250 Nuire à l'humanité, c'est rompre la spirale 12
Où se fait pas à pas l'ascension morale 12
Dont les mondes sont les degrés. 8
Le sens du mot " justice " , enfin je le devine ! 12
Humaine par son but, la justice est divine, 12
255 Même dans l'âme d'un mortel, 8
Par l'aveu du grand tout dont elle est mandataire, 12
Par le suffrage entier du ciel et de la terre, 12
Et par le sacre universel. 8
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