Métrique en Ligne
PRU_2/PRU66
René-François SULLY PRUDHOMME
Les Solitudes
1867
L'UNE D'ELLES
Les grands appartements qu'elle habite l'hiver 12
Sont tièdes. Aux plafonds, légers comme l'éther, 12
Planent d'amoureuses peintures. 8
Nul bruit ; partout les voix, les pas sont assoupis 12
5 Par la laine opulente et molle des tapis 12
Et l'ample velours des tentures. 8
Aux fenêtres, dehors, la grêle a beau sévir, 12
Sous ses balles de glace à peine on sent frémir 12
L'épais vitrail qui les renvoie ; 8
10 Et la neige et le givre aux glaciales fleurs 12
Restent voilés aux yeux sous les chaudes couleurs 12
De longs rideaux brochés de soie. 8
Là, dans de vieux tableaux, le ciel vénitien 12
Prête au soleil de France un effluve du sien ; 12
15 Et sur la haute cheminée, 8
Dans des vases ravis en Grèce à des autels, 12
Des lis renouvelés qu'on dirait immortels 12
Ne font qu'un printemps de l'année. 8
Sa chambre est toute bleue et suave ; on y sent 12
20 Le vestige embaumé de quelque œillet absent 12
Dont l'air a gardé la mémoire ; 8
Ses genoux, pour prier, posent sur du satin, 12
Et ses aïeux tenaient d'un maître florentin 12
Son crucifix de vieil ivoire. 8
25 Elle peut, lasse enfin des salons somptueux, 12
Goûter de son boudoir le jour voluptueux 12
Où sommeille un vague mystère ; 8
Et là ses yeux levés rencontrent un Watteau 12
Où de sveltes amants, un pied sur le bateau, 12
30 Vont appareiller pour Cythère. 8
L'hiver passe, elle émigre en sa villa d'été. 12
Elle y trouve le ciel, l'immense aménité 12
Des monts, des vallons et des plaines ; 8
Depuis les dahlias qui bordent la maison 12
35 Jusques au dernier flot des blés à l'horizon, 12
Elle ne voit que ses domaines. 8
Puis c'est la promenade en barque sur les lacs, 12
La sieste à l'ombre au fond des paresseux hamacs, 12
La course aux prés en jupes blanches, 8
40 Et le roulement doux des calèches au bois, 12
Et le galop, voilette au front, badine aux doigts, 12
Sous le mobile arceau des branches ; 8
Et, par les midis lourds, les délices du bain : 12
Deux jets purs inondant la vasque dont sa main 12
45 Tourne à son gré les cols de cygnes, 8
Et le charme du frais, suave abattement 12
Où, rêveuse, elle voit sous l'eau, presque en dormant, 12
De son beau corps trembler les lignes. 8
Ainsi coulent ses jours, pareils aux jours heureux ; 12
50 Mais un secret fardeau s'appesantit sur eux, 12
Ils ne sont pas dignes d'envie. 8
On lit dans son regard fiévreux ou somnolent, 12
Dans son rare sourire et dans son geste lent 12
Le dégoût amer de la vie. 8
55 Oh ! Quelle âme entendra sa pauvre âme crier ? 12
Quel sauveur magnanime et beau, quel chevalier 12
Doit survenir à l'improviste, 8
Et l'enlever en croupe, et l'emporter là-bas, 12
Sous un chaume enfoui dans l'herbe et les lilas, 12
60 Loin, bien loin de ce luxe triste ? 8
Personne. Elle dédaigne un criminel espoir, 12
Et se plaît à languir, en proie à son devoir. 12
Morte sous ses parures neuves, 8
Elle n'a pas d'amour, l'honneur le lui défend ; 12
65 Misérablement riche, elle n'a pas d'enfant ; 12
Elle est plus seule que les veuves. 8
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