Métrique en Ligne
PRU_2/PRU63
René-François SULLY PRUDHOMME
Les Solitudes
1867
LA REINE DU BAL
Oui, je sais qu'elle est la plus belle, 8
La reine du bal, je le sais ; 8
Mais je suis un vaincu rebelle, 8
Je ne la servirai jamais. 8
5 Que pour la contempler en face, 8
Patient, j'attende mon tour, 8
Et qu'humblement je prenne place 8
Au long défilé de sa cour ! 8
Qu'après mille autres je murmure 8
10 Mon hommage à sa royauté, 8
Quelque fadeur, inepte injure 8
Du désir lâche à la beauté ! 8
Que pour ramasser une rose 8
Tombée à terre de son front, 8
15 Je me précipite, et m'expose 8
À ne pas être le plus prompt ! 8
Que de son sourire suprême 8
J'épie et dérobe ma part, 8
Et me vienne poster moi-même 8
20 Sur le trajet de son regard ! 8
Que de sa chevelure blonde 8
J'aspire le banal parfum 8
Qui s'exhale pour tout le monde 8
Et ne fut choisi pour aucun ! 8
25 Sentir dans mes bras, à la danse, 8
L'abandon, menteuse douceur, 8
Qu'inspire aux vierges la cadence, 8
Non la tendresse du valseur, 8
Pour qu'ensuite ce premier rêve, 8
30 Qui n'est encor qu'un vague émoi, 8
Commencé sur mon cœur, s'achève 8
Au gré d'un plus hardi que moi ! 8
Jamais ! Non, dans cette lumière, 8
Devant tous, tu n'auras jamais, 8
35 Reine, l'aveu d'une âme fière, 8
Et la mienne est sauvage ; mais… 8
Si tu veux savoir que je t'aime, 8
Qu'en te bravant, j'ai succombé, 8
Après le bal, cette nuit même, 8
40 Quand ton sceptre sera tombé ; 8
À l'heure où, fermant la paupière, 8
Sur ton lit tu te jetteras, 8
De peur de manquer ta prière, 8
Assoupie en croisant les bras ; 8
45 Où, satisfaite de ta gloire, 8
Mais trop lasse pour en jouir, 8
Tu laisseras dans ta mémoire 8
La fête au loin s'évanouir ; 8
Tandis qu'aux vitres de la chambre, 8
50 Par un ciel morne et ténébreux, 8
Couleront les pleurs de décembre, 8
Pareils aux pleurs des malheureux, 8
Fais ce songe : que je m'arrête, 8
La face au vent, les pieds dans l'eau, 8
55 Pour chercher l'ombre de ta tête 8
Sur la blancheur de ton rideau. 8
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