Métrique en Ligne
PRU_1/PRU5
René-François SULLY PRUDHOMME
Les Vaines Tendresses
1875
EN VOYAGE
Je partais pour un long voyage. 8
En wagon, tapi dans mon coin, 8
J'écoutais fuir l'aigu sillage 8
Du sifflet dans la nuit au loin ; 8
5 Je goûtais la vague indolence, 8
L'état obscur et somnolent, 8
Où fait tomber sans qu'on y pense 8
Le train qui bourdonne en roulant ; 8
Et je ne m'apercevais guère, 8
10 Indifférent de bonne foi, 8
Qu'une jeune fille et sa mère 8
Faisaient route à côté de moi. 8
Elles se parlaient à voix basse : 8
C'était comme un bruit de frisson, 8
15 Le bruit qu'on entend quand on passe 8
Près d'un nid le long d'un buisson ; 8
Et bientôt elles se blottirent, 8
Leurs fronts l'un vers l'autre penchés, 8
Comme deux gouttes d'eau s'attirent 8
20 Dès que les bords se sont touchés ; 8
Puis, joue à joue, avec tendresse 8
Elles se firent toutes deux 8
Un oreiller de leur caresse, 8
Sous la lampe aux rayons laiteux. 8
25 L'enfant sur le bras de ma stalle 8
Avait laissé poser sa main, 8
Qui reflétait comme une opale 8
La moiteur d'un jour incertain ; 8
Une main de seize ans à peine : 8
30 La manchette l'ombrait un peu ; 8
L'azur d'une petite veine 8
La nuançait comme un fil bleu ; 8
Elle pendait molle et dormante, 8
Et je ne sais si mon regard 8
35 Pressentit qu'elle était charmante 8
Ou la rencontra par hasard, 8
Mais je m'étais tourné vers elle, 8
Sollicité sans le savoir : 8
On dirait que la grâce appelle 8
40 Avant même qu'on l'ait pu voir. 8
«Heureux, me dis-je, le touriste 8
Que cette main-là guiderait !» 8
Et ce songe me rendait triste : 8
Un vœu n'éclôt que d'un regret. 8
45 Cependant glissaient les campagnes 8
Sous les fougueux rouleaux de fer, 8
Et le profil noir des montagnes 8
Ondulait ainsi qu'une mer. 8
Force étrange de la rencontre ! 8
50 Le cœur le moins prime-sautier 8
D'un lambeau d'azur qui se montre 8
Improvise un ciel tout entier : 8
Une enfant dort, une étrangère, 8
Dont la main paraît à demi, 8
55 Et ce peu d'elle me suggère 8
Un vœu de bonheur infini ! 8
Je la rêve, inconnue encore, 8
Sur ce peu de réalité, 8
Belle de tout ce que j'ignore 8
60 Et du possible illimité… 8
Je rêve qu'une main si blanche, 8
D'un si confiant abandon, 8
Ne peut être que sûre et franche 8
Et se donnerait tout de bon. 8
65 Bienheureux l'homme qu'au passage 8
Cette main fine enchaînerait ! 8
Calme à jamais, à jamais sage… 8
— Vitry ! cinq minutes d'arrêt ! 8
A ces mots criés sur la voie 8
70 Le couple d'anges s'éveilla, 8
Battit des ailes avec joie, 8
Et disparut. Je restai là : 8
Cette enfant qu'un autre eût suivie, 8
Je me la laissais enlever. 8
75 Un voyage ! telle est la vie 8
Pour ceux qui n'osent que rêver. 8
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