Métrique en Ligne
PRU_1/PRU35
René-François SULLY PRUDHOMME
Les Vaines Tendresses
1875
ABDICATION
Je voudrais être, sur la terre, 8
L'unique héritier des grands rois 8
Dont la force et l'éclat font taire 8
Tous les revendiqueurs des droits, 8
5 De ces rois d'Asie et d'Afrique, 8
Monarques des derniers pays 8
Où les maîtres sont, sans réplique, 8
Sans réserve, encore obéis. 8
Je verrais, à mon tour idole, 8
10 Les trois quarts du monde vivant 8
Se prosterner sous ma parole 8
Comme un champ de blés sous le vent. 8
Les tributs des races voisines 8
Feraient affluer par milliers 8
15 Les venaisons dans mes cuisines, 8
Les vins rares dans mes celliers, 8
Des chevaux plein mes écuries, 8
Des meutes traînant leurs valets, 8
Des marbres, des tapisseries, 8
20 Des vases d'or, plein mes palais ! 8
Sous mes mains j'aurais des captives 8
Belles de pleurs, et sous mes pieds 8
Les têtes fières ou craintives 8
De leurs pères humiliés. 8
25 Je posséderais sans conquête 8
Mon vaste empire, et sans rival ! 8
Dans la sécurité complète 8
D'un pouvoir salué légal. 8
Alors, alors, ô joie intense ! 8
30 Convoquant mon peuple et ma cour, 8
Devant la servile assistance 8
Moi-même, en plein règne, au grand jour, 8
Avec un cynisme suprême, 8
Je briserais sur mon genou 8
35 Le sceptre avec le diadème, 8
Comme un enfant casse un joujou ; 8
De mes épaules accablées 8
Arrachant le royal manteau, 8
Aux multitudes assemblées 8
40 Je jetterais l'affreux fardeau ; 8
Pour les déshérités prodigue 8
Je laisserais tous mes trésors, 8
Comme un torrent qui rompt sa digue, 8
Se précipiter au dehors ; 8
45 Cessant d'appuyer ma sandale 8
Sur la nuque des prisonniers, 8
Je rendrais la terre natale 8
Aux plus fameux comme aux derniers ; 8
J'abandonnerais à mes troupes 8
50 Tout l'or glorieux des rançons ; 8
Puis je laisserais dans mes coupes 8
Boire mes propres échansons ; 8
Sur mes parcs, mes greniers, mes caves, 8
Par-dessus fossé, grille et mur, 8
55 Je lâcherais tous mes esclaves 8
Comme des ramiers dans l'azur ! 8
Tout mon harem, filles et veuves, 8
S'en retournerait au foyer, 8
Pour enfanter des races neuves 8
60 Que nul tyran ne pût broyer, 8
Qui ne fussent plus la curée 8
D'un vainqueur, suppôt de la mort, 8
Mais serves d'une loi jurée 8
Dans un libre et paisible accord, 8
65 Fondant la cité juste et bonne 8
Où chaque homme en levant la main 8
Sent qu'il atteste en sa personne 8
La dignité du genre humain ! 8
Et moi qui fuis même la gêne 8
70 Des pactes librement conclus, 8
Moi qui ne suis roseau ni chêne, 8
Ni souple, ni viril non plus, 8
Je m'en irais finir ma vie 8
Au milieu des mers, sous l'azur, 8
75 Dans une île, une île assoupie 8
Dont le sol serait vierge et sûr, 8
Ile qui n'aurait pas encore 8
Senti l'ancre des noirs vaisseaux, 8
Dont n'approcheraient que l'aurore, 8
80 Le nuage et le pli des eaux. 8
Dans cette oasis embaumée, 8
Loin des froides lois en vigueur, 8
Viens, dirais-je à la bien-aimée, 8
Appuyer ton cœur sur mon cœur ; 8
85 Des lianes feront guirlandes 8
Entre les palmiers sur nos fronts, 8
Et tu verras des fleurs si grandes 8
Qu'ensemble nous y dormirons. 8
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