Métrique en Ligne
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Eugène POTTIER
Chants révolutionnaires
1887
L'ANTHROPOPHAGE
Au comte Albert de NEUVILLE.
As-tu le cœur bardé de fer ? 8
N'as-tu rien d'humain que la face ? 8
Es-tu de marbre, es-tu de glace ? 8
Alors suis-moi dans mon Enfer. 8
5 Je suis la vieille anthropophage 8
Travestie en société ; 8
Vois mes mains rouges de carnage, 8
Mon œil de luxure injecté. 8
J'ai plus d'un coin dans mon repaire 8
10 Plein de charogne et d'ossements ; 8
Viens les voir ! j'ai mangé ton père 8
Et je mangerai tes enfants. 8
Ici, c'est un champ de bataille, 8
On a fauché pendant trois jours ; 8
15 La Faucheuse était la mitraille, 8
Tous ces glaneurs sont les vautours. 8
Le blé, dans ces plaines superbes, 8
Étendait son jaune tapis…. 8
Affamés, triez pour vos gerbes 8
20 Ces corps morts d'avec les épis. 8
Ceci c'est la maison de filles : 8
La morgue de l'amour malsain ; 8
Pour elle, écrémant les familles, 8
Le luxe a raccroché la faim. 8
25 Vois, sous le gaz, la pauvre infâme 8
Faire ses yeux morts agaçants, 8
Rouler son corps, vautrer son âme 8
Dans tous les crachats des passants. 8
Voici les prisons et les bagnes, 8
30 Les protestants par le couteau, 8
Comptant leurs crimes pour campagnes, 8
Et rusant avec le bourreau. 8
Au bagne on met l'homme qui vole 8
Dès qu'il épelle seulement, 8
35 Et quand il sort de cette école 8
Il assassine couramment ! 8
Entrons dans les manufactures, 8
Les autres bagnes font moins peur : 8
On passe là des créatures 8
40 Au laminoir de la vapeur. 8
C'est une force qu'on dépense, 8
Corps, âme, esprit : reste un damné. 8
Là, c'est la machine qui pense 8
Et l'homme qui tourne engrené. 8
45 J'ai bien d'autres enfers encore, 8
Veux-tu que j'ouvre les cerveaux ? 8
Le virus de l'ennui dévore 8
La matrice de vos travaux. 8
Veux-tu que j'ouvre l'âme humaine ? 8
50 Le muscle intime en est tordu ; 8
L'amour aigri, qu'on nomme Haine, 8
Y fait couler du plomb fondu. 8
Je suis la vieille anthropophage 8
Travestie en société ; 8
55 Les deux masques de mon visage 8
Sont : Famille et Propriété. 8
L'homme parqué dans mon repaire 8
Manque à ses destins triomphants ; 8
Je le tiens, j'ai mangé ton père 8
60 Et je mangerai tes enfants ! 8
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