MÉTRIQUE EN LIGNE

Métrique en Ligne

PON_1/PON89

Raoul PONCHON

La muse au cabaret

1920

PROPOS DE TABLE

LE FAUX NEZ

À Hugues Delorme.

	Un jour de la Mi-Carême	7
	À me rigoler moi-même	7
	Étant bien déterminé,	7
	Il me prit la fantaisie,	7
5	Sur ma face cramoisie	7
	De me coller un faux nez.	7

	Un pif superhébraïque.	7
	Il fallait être héroïque	7
	Pour l’arborer. En effet,	7
10	On eût dit une gargouille ;	7
	Mais comme toujours il mouille	7
	Ce jour-là, c’était parfait.	7

***

	Me voilà donc dans la rue,	7
	Emmi la foule bourrue,	7
15	Avec ce nez triomphant.	7
	Pour l’un, j’étais le « nasique »	7
	Monarque de la Belgique,	7
	Pour l’autre un jeune éléphant.	7

	Fort heureux, en fin de compte,	7
20	Qu’on se trompât sur ma trompe.	7
	J’étais donc sans nul émoi,	7
	N’ayant qu’une seule envie,	7
	C’est de traverser la Vie,	7
	De tous ignoré, fors moi.	7

25	Je suivis de préférence,	7
	Comme aussi par déférence,	7
	Un char, où quelques « beautés »	7
	Faisaient cortège à la Reine,	7
	Me croyant à la sereine	7
30	Époque des Royautés.	7

	Et plus j’étais anonyme,	7
	Et plus, en mon for intime,	7
	J’allais me gorgiasant.	7
	Mon Dieu ! qu’il faut peu de chose	7
35	Pour voir l’existence en rose !	7
	Un nez, c’est bien suffisant.	7

	Tout à coup, dans cette foule,	7
	Un bras sous mon bras se coule ;	7
	C’est une marquise, au moins ?…	7
40	Qui, sans hésiter, me cueille,	7
	M’invite à son « portefeuille »,	7
	Et me veut voir sans témoins.	7

	Elle avait dû, j’imagine,	7
	Tiquer sur mon aubergine,	7
45	Et, dans son illusion,	7
	Me jugeant à son échelle,	7
	En tirer je ne sais quelle	7
	Flatteuse conclusion.	7

	Je suivis la demoiselle.	7
50	Mais, en arrivant chez elle.	7
	Mon nez était détrempé,	7
	Et pendait comme une loque,	7
	Si bien que notre colloque	7
	Fut court sur le canapé.	7

55	Elle me fit une escorte	7
	De coups de pieds, à la porte,	7
	En me traitant de feignant…	7
	Ce qui prouve bien, en somme	7
	Que le nez ne fait pas l’homme.	7
60	Fût-il impressionnant.	7