Métrique en Ligne
PON_1/PON60
Raoul PONCHON
La muse au cabaret
1920
FIVE O'CLOCK ABSINTHE
L’INVALIDE À LA GUEULE DE BOIS
« Voulez-vous de l’eau ?
— Non. Je suis au régime.
Labiche.
Tous les matins, d’un ton impératif, 10
La Soif me dit : « Viens, mon petit bonhomme, 10
Viens avec moi prendre l’apéritif », 10
Et moi j’y vais, tant je suis faible, en somme. 10
5 En général j’ai la gueule de bois, 10
Étant toujours un peu « bu » de la veille ; 10
Je reste donc à cela que je bois 10
Indifférent, ainsi qu’une bouteille. 10
Ce sont, hélas ! des produits hasardeux, 10
10 Que tour à tour j’anise ou je cassisse. 10
Et tôt bientôt, après une heure ou deux 10
De ce verdâtre ou jaunâtre exercice, 10
J’ai l’estomac comme un vrai macadam. 10
Et dans mon crâne où charbonne la lampe 10
15 De ma raison, je crois sentir un « tram », 10
Qui va, qui vient de l’une à l’autre tempe. 10
Bien entendu (faut-il d’autres, motifs ? ) 10
Mon appétit se ferme, loin qu’il s’ouvre, 10
Trahi qu’il est par ces apéritifs. 10
20 Le lundi, certe, est moins fermé le Louvre. 10
Je sors du cabaret, dans quel état ! 10
Sombre, hargneux, le cœur d’un vague extrême. 10
Je voudrais bien que quelqu’un m’embêtât 10
Qui secouerait le dégoût de moi-même. 10
25 Et je songe, en promenant mon ennui, 10
De ci, de là, ventre flou, tête close ; 10
Dire qu’hier j’étais comme aujourd’hui, 10
Et que demain, ce sera même chose ! 10
Ce que, d’ailleurs, je ne m’explique pas, 10
30 C’est que j’ai beau cent fois changer de route, 10
Toujours, toujours je reviens sur mes pas 10
Et me retrouve, et sans que je m’en doute, 10
— Comme attiré par quelque hameçon — 10
Chez mon bistro, pour mon thé de cinq heures. 10
35 Là, je demande une absinthe au garçon, 10
En me disant : vieux pochard, tu m’écœures ! 10
Mais, après tout… étant fort ponctuel, 10
Voyons… quelle heure est-ce à l’Observatoire ?… 10
Et c’est la voix de l’ange Gabriel 10
40 Qui me répond : il est l’heure de boire ! 10
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le plus fort, c’est que je plains les mineurs ! 10
Mais sapristi ! comparée à la mienne, 10
Leur existence offre tous les bonheurs 10
Je n’en sais pas de plus Élyséenne. 10
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