Métrique en Ligne
PON_1/PON52
Raoul PONCHON
La muse au cabaret
1920
LA MUSE AU CABARET
CONTE DE CARÊME
À Bertrand Guégan.
Un jour donc, de semaine sainte, 8
Il y a bien longtemps — que trop ! 8
J’entrai dans la modeste enceinte 8
D’un très respectable bistro, 8
5 Malgré ma mémoire insonore, 8
Je me souviens fort bien encore 8
D’avoir pris, à mon déjeuner, 8
Des pruneaux, afin de jeûner, 8
Et que la patronne elle-même 8
10 Me servit ce mets de carême. 8
Comme mes yeux les supputaient, 8
Je vis tout d’abord qu’ils étaient 8
Au nombre de sept. Pas un fifre 8
De plus. Pourquoi, diable, ce chiffre 8
15 Me frappa-t-il ?… Je ne sais pas. 8
Toujours est-il qu’il me frappa. 8
Bah ! — dis-je — c’est sans importance. 8
C’est au petit bonheur, je pense. 8
Aujourd’hui, je n’en ai que sept… 8
20 Demain, j’en aurai huit, qui sait ?… 8
Peut-être même davantage, 8
Si ce n’est six, pour tout potage. 8
À mon grand étonnement, j’eus, 8
Le lendemain comme la veille, 8
25 Sept pruneaux baignés dans leur jus. 8
Et pendant sept ans, ô merveille ! 8
— J’en jure les Dieux infernaux — 8
Je n’eus jamais que sept pruneaux ! 8
C’était son chiffre symbolique, 8
30 À cette femme — fatidique ; 8
Elle vous comptait sept pruneaux, 8
Comme elle aurait fait, somme toute, 8
Mettons… sept péchés capitaux… 8
Sept merveilles aussi, sans doute, 8
35 Sept sages de la Grèce encor, 8
Ou sept chefs devant Thèbes ?…
Or,
Un vendredi saint, à ma table, 8
Je m’aperçus qu’un pauvre diable 8
Venait de manger, comme moi, 8
40 Des pruneaux. Quel fut mon émoi, 8
En constatant, sur son assiette, 8
Huit noyaux ! C’était bien beaucoup : 8
Pensez, si je faillis, du coup, 8
M’étrangler avec ma serviette ! 8
45 Car, évidemment, huit noyaux 8
Semblaient indiquer huit pruneaux, 8
— « Je vois bien, monsieur. — hasardai-je 8
Que la patronne vous protège… » 8
— « Oh ! non — fit-il. — C’est que l’un d’eux 8
50 N’avait pas un noyau, mais deux. » 8
Quelques jours après, la patronne, 8
M’en servit huit. Simple maldonne ?… 8
Je dis bien huit, car sur mes doigts, 8
Je les comptai jusqu’à sept fois. 8
55 Est-ce qu’elle devenait folle ?… 8
C’était à croire, ma parole ! 8
Huit pruneaux à la portion ! 8
Eh bien, et la tradition ? 8
Six, à la rigueur… encor passe… 8
60 Mais huit, ça devenait cocasse. 8
Comme aussi fait pour m’étonner… 8
Enfin, je payai mon dîner, 8
Et m’en allai, la mort dans l’âme, 8
En songeant à la pauvre femme. 8
65 Le lendemain, quand je revins 8
Chez cette marchande de vins, 8
J’appris, par un mot sur la porte, 8
Que dans la nuit elle était morte ! 8
Qu’avez-vous à dire à cela ? 8
70 Pour moi, je sais ce que j’en pense : 8
Croyez bien que ce n’est pas là 8
Une simple coïncidence. 8
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