Métrique en Ligne
PEG_2/PEG15
Charles PÉGUY
La Tapisserie De Notre-Dame
1913
Les cinq prières dans la cathédrale de Chartres
I. Prière de résidence
Ô reine voici donc après la longue route, 12
Avant de repartir par ce même chemin, 12
Le seul asile ouvert au creux de votre main, 12
Et le jardin secret où l'âme s'ouvre toute. 12
5 Voici le lourd pilier et la montante voûte ; 12
Et l'oubli pour hier, et l'oubli pour demain ; 12
Et l'inutilité de tout calcul humain ; 12
Et plus que le péché, la sagesse en déroute. 12
Voici le lieu du monde où tout devient facile, 12
10 Le regret, le départ, même l'événement, 12
Et l'adieu temporaire et le détournement, 12
Le seul coin de la terre où tout devient docile, 12
Et même ce vieux cœur qui faisait le rebelle ; 12
Et cette vieille tête et ses raisonnements ; 12
15 Et ces deux bras raidis dans les casernements ; 12
Et cette jeune enfant qui faisait trop la belle. 12
Voici le lieu du monde où tout est reconnu, 12
Et cette vieille tête et la source des larmes ; 12
Et ces deux bras raidis dans le métier des armes ; 12
20 Le seul coin de la terre où tout soit contenu. 12
Voici le lieu du monde où tout est revenu 12
Après tant de départs, après tant d'arrivées. 12
Voici le lieu du monde où tout est pauvre et nu 12
Après tant de hasards, après tant de corvées. 12
25 Voici le lieu du monde et la seule retraite, 12
Et l'unique retour et le recueillement, 12
Et la feuille et le fruit et le défeuillement, 12
Et les rameaux cueillis pour cette unique fête. 12
Voici le lieu du monde où tout rentre et se tait, 12
30 Et le silence et l'ombre et la charnelle absence, 12
Et le commencement d'éternelle présence, 12
Le seul réduit où l'âme est tout ce qu'elle était. 12
Voici le lieu du monde où la tentation 12
Se retourne elle-même et se met à l'envers. 12
35 Car ce qui tente ici c'est la soumission ; 12
Et c'est l'aveuglement dans l'immense univers. 12
Et le déposement est ici ce qui tente, 12
Et ce qui vient tout seul est l'abdication, 12
Et ce qui vient soi-même et ce qui se présente 12
40 N'est ici que grandesse et présentation. 12
C'est la révolte ici qui devient impossible, 12
Et ce qui se présente est la démission. 12
Et c'est l'effacement qui devient invincible. 12
Et tout n'est que bonjour et salutation. 12
45 Ce qui partout ailleurs est une accession 12
N'est ici qu'un total et sourd abrasement. 12
Ce qui partout ailleurs est un entassement 12
N'est ici que bassesse et que dépression. 12
Ce qui partout ailleurs est une oppression 12
50 N'est ici que l'effet d'un noble écrasement. 12
Ce qui partout ailleurs est un empressement 12
N'est ici qu'héritage et que succession. 12
Ce qui partout ailleurs est une rude guerre 12
N'est ici que la paix d'un long délaissement. 12
55 Ce qui partout ailleurs est un affaissement 12
Est ici la loi même et la norme vulgaire. 12
Ce qui partout ailleurs est une âpre bataille 12
Et sur le cou tendu le couteau du boucher, 12
Ce qui partout ailleurs est la greffe et la taille 12
60 N'est ici que la fleur et le fruit du pêcher. 12
Ce qui partout ailleurs est la rude montée 12
N'est ici que descente et qu'aboutissement. 12
Ce qui partout ailleurs est la mer démontée 12
N'est ici que bonace et qu'établissement. 12
65 Ce qui partout ailleurs est une dure loi 12
N'est ici qu'un beau pli sous vos commandements. 12
Et dans la liberté de nos amendements 12
Une fidélité plus tendre que la foi. 12
Ce qui partout ailleurs est une obsession 12
70 N'est ici sous vos lois qu'une place rendue. 12
Ce qui partout ailleurs est une âme vendue 12
N'est ici que prière et qu'intercession. 12
Ce qui partout ailleurs est une lassitude 12
N'est ici que des clefs sur un humble plateau. 12
75 Ce qui partout ailleurs est la vicissitude 12
N'est ici qu'une vigne à même le coteau. 12
Ce qui partout ailleurs est la longue habitude 12
Assise au coin du feu les poings sous le menton, 12
Ce qui partout ailleurs est une solitude 12
80 N'est ici qu'un vivace et ferme rejeton. 12
Ce qui partout ailleurs est la décrépitude 12
Assise au coin du feu les poings sur les genoux 12
N'est ici que tendresse et que sollicitude 12
Et deux bras maternels qui se tournent vers nous. 12
85 Nous nous sommes lavés d'une telle amertume, 12
Étoile de la mer et des récifs salés, 12
Nous nous sommes lavés d'une si basse écume, 12
Étoile de la barque et des souples filets. 12
Nous avons délavé nos malheureuses têtes 12
90 D'un tel fatras d'ordure et de raisonnement, 12
Nous voici désormais, ô reine des prophètes, 12
Plus clairs que l'eau du puits de l'ancien testament. 12
Nous avons gouverné de si modestes arches, 12
Voile du seul vaisseau qui ne périra pas, 12
95 Nous avons consulté de si pauvres compas, 12
Arche du seul salut, reine des patriarches. 12
Nous avons consommé de si lointains voyages, 12
Nous n'avons plus de goût pour les pays étranges. 12
Reine des confesseurs, des vierges et des anges, 12
100 Nous voici retournés dans nos premiers villages. 12
On nous en a tant dit, ô reine des apôtres, 12
Nous n'avons plus de goût pour la péroraison. 12
Nous n'avons plus d'autels que ceux qui sont les vôtres, 12
Nous ne savons plus rien qu'une simple oraison. 12
105 Nous avons essuyé de si vastes naufrages, 12
Nous n'avons plus de goût pour le transbordement, 12
Nous voici revenus, au déclin de nos âges, 12
Étoile du seul Nord dans votre bâtiment. 12
Ce qui partout ailleurs est de dispersion 12
110 N'est ici que l'effet d'un beau rassemblement. 12
Ce qui partout ailleurs est un démembrement 12
N'est ici que cortège et que procession. 12
Ce qui partout ailleurs demande un examen 12
N'est ici que l'effet d'une pauvre jeunesse. 12
115 Ce qui partout ailleurs demande un lendemain 12
N'est ici que l'effet de soudaine faiblesse. 12
Ce qui partout ailleurs demande un parchemin 12
N'est ici que l'effet d'une pauvre tendresse. 12
Ce qui partout ailleurs demande un tour de main 12
120 N'est ici que l'effet d'une humble maladresse. 12
Ce qui partout ailleurs est un détraquement 12
N'est ici que justesse et que déclinaison. 12
Ce qui partout ailleurs est un baraquement 12
N'est ici qu'une épaisse et durable maison. 12
125 Ce qui partout ailleurs est la guerre et la paix 12
N'est ici que défaite et que reddition. 12
Ce qui partout ailleurs est de sédition 12
N'est ici qu'un beau peuple et dès épis épais. 12
Ce qui partout ailleurs est une immense armée 12
130 Avec ses trains de vivre et ses encombrements, 12
Et ses trains de bagage et ses retardements, 12
N'est ici que décence et bonne renommée. 12
Ce qui partout ailleurs est un effondrement 12
N'est ici qu'une lente et courbe inclinaison. 12
135 Ce qui partout ailleurs est de comparaison 12
Est ici sans pareil et sans redoublement. 12
Ce qui partout ailleurs est un accablement 12
N'est ici que l'effet de pauvre obéissance. 12
Ce qui partout ailleurs est un grand parlement 12
140 N'est ici que l'effet de la seule audience. 12
Ce qui partout ailleurs est un encadrement 12
N'est ici qu'un candide et calme reposoir. 12
Ce qui partout ailleurs est un ajournement 12
N'est ici que l'oubli du matin et du soir. 12
145 Les matins sont partis vers les temps révolus, 12
Et les soirs partiront vers le soir éternel, 12
Et les jours entreront dans un jour solennel, 12
Et les fils deviendront des hommes résolus. 12
Les âges rentreront dans un âge absolu, 12
150 Les fils retourneront vers le seuil paternel 12
Et raviront de force et l'amour fraternel 12
Et l'antique héritage et le bien dévolu. 12
Voici le lieu du monde où tout devient enfant, 12
Et surtout ce vieil homme avec sa barbe grise, 12
155 Et ses cheveux mêlés au souffle de la brise, 12
Et son regard modeste et jadis triomphant. 12
Voici le lieu du monde où tout devient novice, 12
Et cette vieille tête et ses lanternements, 12
Et ces deux bras raidis dans les gouvernements, 12
160 Le seul coin de la terre où tout devient complice, 12
Et même ce grand sot qui faisait le malin, 12
(C'est votre serviteur, ô première servante), 12
Et qui tournait en rond dans une orbe savante, 12
Et qui portait de l'eau dans le bief du moulin. 12
165 Ce qui partout ailleurs est un arrachement 12
N'est ici que la fleur de la jeune saison. 12
Ce qui partout ailleurs est un retranchement 12
N'est ici qu'un soleil au ras de l'horizon. 12
Ce qui partout ailleurs est un dur labourage 12
170 N'est ici que récolte et dessaisissement. 12
Ce qui partout ailleurs est le déclin d'un âge 12
N'est ici qu'un candide et cher vieillissement. 12
Ce qui partout ailleurs est une résistance 12
N'est ici que de suite et d'accompagnement ; 12
175 Ce qui partout ailleurs est un prosternement 12
N'est ici qu'une douce et longue obéissance. 12
Ce qui partout ailleurs est règle de contrainte 12
N'est ici que déclenche et qu'abandonnement ; 12
Ce qui partout ailleurs est une dure astreinte 12
180 N'est ici que faiblesse et que soulèvement. 12
Ce qui partout ailleurs est règle de conduite 12
N'est ici que bonheur et que renforcement ; 12
Ce qui partout ailleurs est épargne produite 12
N'est ici qu'un honneur et qu'un grave serment. 12
185 Ce qui partout ailleurs est une courbature 12
N'est ici que la fleur de la jeune oraison ; 12
Ce qui partout ailleurs est la lourde armature 12
N'est ici que la laine et la blanche toison. 12
Ce qui partout ailleurs serait un tour de force 12
190 N'est ici que simplesse et que délassement ; 12
Ce qui partout ailleurs est la rugueuse écorce 12
N'est ici que la sève et les pleurs du sarment 12
Ce qui partout ailleurs est une longue usure 12
N'est ici que renfort et que recroissement ; 12
195 Ce qui partout ailleurs est bouleversement 12
N'est ici que le jour de la bonne aventure. 12
Ce qui partout ailleurs se tient sur la réserve 12
N'est ici qu'abondance et que dépassement ; 12
Ce qui partout ailleurs se gagne et se conserve 12
200 N'est ici que dépense et que désistement. 12
Ce qui partout ailleurs se tient sur la défense 12
N'est ici que liesse et démantèlement ; 12
Et l'oubli de l'injure et l'oubli de l'offense 12
N'est ici que paresse et que bannissement. 12
205 Ce qui partout ailleurs est une liaison 12
N'est ici qu'un fidèle et noble attachement ; 12
Ce qui partout ailleurs est un encerclement 12
N'est ici qu'un passant dedans votre maison. 12
Ce qui partout ailleurs est une obédience 12
210 N'est ici qu'une gerbe au temps de fauchaison ; 12
Ce qui partout ailleurs se fait par surveillance 12
N'est ici qu'un beau foin au temps de fenaison. 12
Ce qui partout ailleurs est une forcerie 12
N'est ici que la plante à même le jardin ; 12
215 Ce qui partout ailleurs est une gagerie 12
N'est ici que le seuil à même le gradin. 12
Ce qui partout ailleurs est une rétorsion 12
N'est ici que détente et que désarmement ; 12
Ce qui partout ailleurs est une contraction 12
220 N'est ici qu'un muet et calme engagement. 12
Ce qui partout ailleurs est un bien périssable 12
N'est ici qu'un tranquille et bref dégagement ; 12
Ce qui partout ailleurs est un rengorgement 12
N'est ici qu'une rose et des pas sur le sable. 12
225 Ce qui partout ailleurs est un efforcement 12
N'est ici que la fleur de la jeune raison ; 12
Ce qui partout ailleurs est un redressement 12
N'est ici que la pente et le pli du gazon. 12
Ce qui partout ailleurs est une écorcherie 12
230 N'est ici qu'un modeste et beau dévêtement ; 12
Ce qui partout ailleurs est une affouillerie 12
N'est ici qu'un durable et sûr dépouillement. 12
Ce qui partout ailleurs est un raidissement 12
N'est ici qu'une souple et candide fontaine ; 12
235 Ce qui partout ailleurs est une illustre peine 12
N'est ici qu'un profond et pur jaillissement. 12
Ce qui partout ailleurs se querelle et se prend 12
N'est ici qu'un beau fleuve aux confins de sa source, 12
Ô reine et c'est ici que toute âme se rend 12
240 Comme un jeune guerrier retombé dans sa course. 12
Ce qui partout ailleurs est la route gravie, 12
Ô reine qui régnez dans votre illustre cour, 12
Étoile du matin, reine du dernier jour, 12
Ce qui partout ailleurs est la table servie, 12
245 Ce qui partout ailleurs est la route suivie 12
N'est ici qu'un paisible et fort détachement, 12
Et dans un calme temple et loin d'un plat tourment 12
L'attente d'une mort plus vivante que vie. 12
II. Prière de demande
Nous ne demandons pas que le grain sous la meule 12
250 Soit jamais replacé dans le cœur de l'épi, 12
Nous ne demandons pas que l'âme errante et seule 12
Soit jamais reposée en un jardin fleuri. 12
Nous ne demandons pas que la grappe écrasée 12
Soit jamais replacée au fronton de la treille, 12
255 Et que le lourd frelon et que la jeune abeille 12
Y reviennent jamais se gorger de rosée. 12
Nous ne demandons pas que la rosé vermeille 12
Soit jamais replacée aux cerceaux du rosier, 12
Et que le paneton et la lourde corbeille 12
260 Retourne vers le fleuve et redevienne osier. 12
Nous ne demandons pas que cette page écrite 12
Soit jamais effacée au livre de mémoire, 12
Et que le lourd soupçon et que la jeune histoire 12
Vienne remémorer cette peine prescrite. 12
265 Nous ne demandons pas que la tige ployée 12
Soit jamais redressée au livre de nature, 12
Et que le lourd bourgeon et la jeune nervure 12
Perce jamais l'écorce et soit redéployée. 12
Nous ne demandons pas que le rameau broyé 12
270 Reverdisse jamais au livre de la grâce, 12
Et que le lourd surgeon et que la jeune race 12
Rejaillisse jamais de l'arbre foudroyé. 12
Nous ne demandons pas que la branche effeuillée 12
Se tourne jamais plus vers un jeune printemps, 12
275 Et que la lourde sève et que le jeune temps 12
Sauve une cime au moins dans la forêt noyée. 12
Nous ne demandons pas que le pli de la nappe 12
Soit effacé devant que revienne le maître, 12
Et que votre servante et qu'un malheureux être 12
280 Soient libérés jamais de cette lourde chape. 12
Nous ne demandons pas que cette auguste table 12
Soit jamais resservie, à moins que pour un Dieu, 12
Mais nous n'espérons pas que le grand connétable 12
Chauffe deux fois ses mains vers un si maigre feu. 12
285 Nous ne demandons pas qu'une âme fourvoyée 12
Soit jamais replacée au chemin du bonheur. 12
Ô reine il nous suffit d'avoir gardé l'honneur 12
Et nous ne voulons pas qu'une aide apitoyée 12
Nous remette jamais au chemin de plaisance, 12
290 Et nous ne voulons pas qu'une amour soudoyée 12
Nous remette jamais au chemin d'allégeance, 12
Ô seul gouvernement d'une âme guerroyée, 12
Régente de la mer et de l'illustre port 12
Nous ne demandons rien dans ces amendements 12
295 Reine que de garder sous vos commandements 12
Une fidélité plus forte que la mort. 12
III. Prière de confidence
Nous ne demandons pas que cette belle nappe 12
Soit jamais repliée aux rayons de l'armoire, 12
Nous ne demandons pas qu'un pli de la mémoire 12
300 Soit jamais effacé de cette lourde chape. 12
Maîtresse de la voie et du raccordement, 12
Ô miroir de justice et de justesse d'âme, 12
Vous seule vous savez, ô grande notre Dame, 12
Ce que c'est que la halte et le recueillement. 12
305 Maîtresse de la race et du recroisement, 12
Ô temple de sagesse et de jurisprudence, 12
Vous seule connaissez, ô sévère prudence, 12
Ce que c'est que le juge et le balancement. 12
Quand il fallut s'asseoir à la croix des deux routes 12
310 Et choisir le regret d'avecque le remords, 12
Quand il fallut s'asseoir au coin des doubles sorts 12
Et fixer le regard sur la clef des deux voûtes, 12
Vous seule vous savez, maîtresse du secret, 12
Que l'un des deux chemins allait en contre-bas, 12
315 Vous connaissez celui que choisirent nos pas, 12
Comme on choisit un cèdre et le bois d'un coffret. 12
Et non point par vertu car nous n'en avons guère, 12
Et non point par devoir car nous ne l'aimons pas, 12
Mais comme un charpentier s'arme de son compas, 12
320 Par besoin de nous mettre au centre de misère, 12
Et pour bien nous placer dans l'axe de détresse, 12
Et par ce besoin sourd d'être plus malheureux, 12
Et d'aller au plus dur et de souffrir plus creux, 12
Et de prendre le mal dans sa pleine justesse. 12
325 Par ce vieux tour de main, par cette même adresse, 12
Qui ne servira plus à courir le bonheur, 12
Puissions-nous, ô régente, au moins tenir l'honneur, 12
Et lui garder lui seul notre pauvre tendresse. 12
IV. Prière de report
Nous avons gouverné de si vastes royaumes, 12
330 Ô régente des rois et des gouvernements, 12
Nous avons tant couché dans la paille et les chaumes, 12
Régente des grands gueux et des soulèvements. 12
Nous n'avons plus de goût pour les grands majordomes, 12
Régente du pouvoir et des renversements, 12
335 Nous n'avons plus de goût pour les chambardements, 12
Régente des frontons, des palais et des dômes. 12
Nous avons combattu de si ferventes guerres 12
Par-devant le Seigneur et le Dieu des armées, 12
Nous avons parcouru de si mouvantes terres, 12
340 Nous nous sommes acquis si hautes renommées. 12
Nous n'avons plus de goût pour le métier des armes, 12
Reine des grandes paix et des désarmements, 12
Nous n'avons plus de goût pour le métier des larmes, 12
Reine des sept douleurs et des sept sacrements. 12
345 Nous avons gouverné de si vastes provinces, 12
Régente des préfets et des procurateurs, 12
Nous avons lanterné sous tant d'augustes princes, 12
Reine des tableaux peints et des deux donateurs. 12
Nous n'avons plus de goût pour les départements, 12
350 Ni pour la préfecture et pour la capitale, 12
Nous n'avons plus de goût pour les embarquements, 12
Nous ne respirons plus vers la terre natale, 12
Nous avons encouru de si hautes fortunes, 12
Ô clef du seul honneur qui ne périra point, 12
355 Nous avons dépouillé de si basses rancunes, 12
Reine du témoignage et du double témoin. 12
Nous n'avons plus de goût pour les forfanteries, 12
Maîtresse de sagesse et de silence et d'ombre, 12
Nous n'avons plus de goût pour les argenteries, 12
360 Ô clef du seul trésor et d'un bonheur sans nombre. 12
Nous en avons tant vu, dame de pauvreté, 12
Nous n'avons plus de goût pour de nouveaux regards, 12
Nous en avons tant fait, temple de pureté, 12
Nous n'avons plus de goût pour de nouveaux hasards. 12
365 Nous avons tant péché, refuge du pécheur, 12
Nous n'avons plus de goût pour les atermoiements, 12
Nous avons tant cherché, miracle de candeur, 12
Nous n'avons plus de goût pour les enseignements. 12
Nous avons tant appris dans les maisons d'école, 12
370 Nous ne savons plus rien que vos commandements. 12
Nous avons tant failli par l'acte et la parole, 12
Nous ne savons plus rien que nos amendements. 12
Nous sommes ces soldats qui grognaient par le monde, 12
Mais qui marchaient toujours et n'ont jamais plié, 12
375 Nous sommes cette Église et ce faisceau lié, 12
Nous sommes cette race internelle et profonde. 12
Nous ne demandons plus de ces biens périssables, 12
Nous ne demandons plus vos grâces de bonheur, 12
Nous ne demandons plus que vos grâces d'honneur, 12
380 Nous ne bâtirons plus nos maisons sur ces sables. 12
Nous ne savons plus rien de ce qu'on nous a lu, 12
Nous ne savons plus rien de ce qu'on nous a dit. 12
Nous ne connaissons plus qu'un éternel édit, 12
Nous ne savons plus rien que votre ordre absolu. 12
385 Nous en avons trop pris, nous sommes résolus. 12
Nous ne voulons plus rien que par obéissance, 12
Et rester sous les coups d'une auguste puissance, 12
Miroir des temps futurs et des temps révolus. 12
S'il est permis pourtant que celui qui n'a rien 12
390 Puisse un jour disposer, et léguer quelque chose, 12
S'il n'est pas défendu, mystérieuse rose, 12
Que celui qui n'a pas reporte un jour son bien ; 12
S'il est permis au gueux de faire un testament, 12
Et de léguer l'asile et la paille et le chaume, 12
395 S'il est permis au roi de léguer le royaume, 12
Et si le grand dauphin prête un nouveau serment ; 12
S'il est admis pourtant que celui qui doit tout 12
Se fasse ouvrir un compte et porter un crédit, 12
Si le virement tourne et n'est pas interdit, 12
400 Nous ne demandons rien, nous irons jusqu'au bout. 12
Si donc il est admis qu'un humble débiteur 12
Puisse élever la voix pour ce qui n'est pas dû, 12
S'il peut toucher un prix quand il n'a pas vendu, 12
Et faire balancer par solde créditeur ; 12
405 Nous qui n'avons connu que vos grâces de guerre 12
Et vos grâces de deuil et vos grâces de peine, 12
(Et vos grâces de joie, et cette lourde plaine), 12
Et le cheminement des grâces de misère ; 12
Et la procession des grâces de détresse, 12
410 Et les champs labourés et les sentiers battus, 12
Et les cœurs lacérés et les reins courbatus, 12
Nous ne demandons rien, vigilante maîtresse. 12
Nous qui n'avons connu que votre adversité, 12
(Mais qu'elle soit bénie, ô temple de sagesse), 12
415 Ô veuillez reporter, merveille de largesse, 12
Vos grâces de bonheur et de prospérité. 12
Veuillez les reposer sur quatre jeunes têtes, 12
Vos grâces de douceur et de consentement, 12
Et tresser pour ces fronts, reine du pur froment, 12
420 Quelques épis cueillis dans la moisson des fêtes. 12
V. Prière de déférence
Tant d'amis détournés de ce cœur solitaire 12
N'ont point lassé l'amour ni la fidélité ; 12
Tant de dérobement et de mobilité 12
N'ont point découragé ce cœur involontaire. 12
425 Tant de coups de fortune et de coups de misère 12
N'ont point sonné le jour de la fragilité ; 12
Tant de malendurance et de brutalité 12
N'ont point laïcisé ce cœur sacramentaire. 12
Tant de fausse créance et tant de faux mystère 12
430 N'ont point lassé la foi ni la docilité ; 12
Tant de renoncements n'ont point débilité 12
Le sang du rouge cœur et le sang de l'artère. 12
Pourtant s'il faut ce jour dresser un inventaire 12
Que la mort devait seule et conclure et sceller ; 12
435 S'il faut redécouvrir ce qu'il fallait celer ; 12
Et s'il faut devenir son propre secrétaire ; 12
S'il faut s'instituer et son propre notaire 12
Et son propre greffier et son double témoin, 12
Et mettre le paraphe après le dernier point, 12
440 Et frapper sur le sceau le chiffre signataire ; 12
S'il faut fermer la clause et lier le contrat, 12
Et découper l'article avec le paragraphe, 12
Et creuser dans la pierre et graver l'épigraphe, 12
S'il faut s'instituer recteur et magistrat ; 12
445 S'il faut articuler ce nouveau répertoire 12
Sans nulle exception et sans atermoiement, 12
Et sans transcription et sans transbordement, 12
Et sans transgression et sans échappatoire ; 12
S'il faut sur ces débris dresser un nouveau code, 12
450 Et sur ces châtiments dresser un nouveau roi, 12
Et planter l'appareil d'une dernière loi, 12
Sans nul événement et sans nul épisode : 12
Nul ne passera plus le seuil de ce désert 12
Qui ne vous soit féal et ne vous soit fidèle, 12
455 Et nul ne passera dans cette citadelle 12
Qui n'ait donné le mot qu'on donne à mot couvert. 12
Nul ne visitera ce temple de mémoire, 12
Ce temple de mémoire et ce temple d'oubli, 12
Et cette gratitude et ce destin rempli, 12
460 Et ces regrets pliés aux rayons de l'armoire. 12
Nul ne visitera ce cœur enseveli 12
Qui ne se soit rangé dessous votre conduite 12
Et ne se soit perdu dans votre auguste suite 12
Comme une voix se perd dans un chœur accompli. 12
465 Et nulle n'entrera dans cette solitude 12
Qui ne vous soit sujette et ne vous soit servante 12
Et ne vous soit seconde et ne vous soit suivante, 12
Et nulle n'entrera dans cette servitude, 12
Et nul ne franchira le seuil de ce palais, 12
470 Et la porte centrale et le parvis de marbre, 12
Et la vasque et la source et le pourpris et l'arbre, 12
Qui ne soit votre esclave et l'un de vos valets. 12
Et nul ne passera dans cette plénitude 12
Qui ne soit votre fils et votre serviteur, 12
475 Comme il est votre serf et votre débiteur, 12
Et nul ne passera dans cette quiétude, 12
Pour l'amour le plus pur et le plus salutaire 12
Et le retranchement et le même regret, 12
Et nul ne passera le seuil de ce secret 12
480 Pour l'amour le plus dur et le plus statutaire, 12
Et l'amour le plus mûr et le plus plein de peine, 12
Et le plus plein de deuil et le plus plein de larmes, 12
Et le plus plein de guerre et le plus plein d'alarmes, 12
Et le plus plein de mort au seuil de cette plaine. 12
485 Et pour le plus gonflé du plus ancien sanglot, 12
Et pour le plus vidé de la vieille amertume, 12
Et pour le plus lavé de la plus basse écume, 12
Et pour le plus gorgé du plus antique flot. 12
Et pour le plus pareil à cette lourde grappe, 12
490 Et pour le plus astreint aux treilles de ce mur, 12
Et pour le plus contraint comme pour le plus sûr, 12
Et pour le plus pareil à ce pli de la nappe. 12
Et nul ne passera dans cette certitude, 12
Pour l'amer souvenir et le regret plus doux, 12
495 Et le morne avenir et l'éternel remous 12
Des vagues de silence et de sollicitude. 12
Et nul ne franchira le seuil de cette tombe, 12
Pour un culte éternel encor que périssable, 12
Et le profond remous de ces vagues de sable 12
500 Où le pied du silence à chaque pas retombe, 12
Qui ne soit incliné vers vos sacrés genoux 12
Et ne soit sous vos pieds comme un chemin de feuille, 12
Et ne consente et laisse et ne prétende et veuille, 12
De l'épaisseur d'un monde être aimé moins que vous. 12
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