UN DEUIL |
AUX MÈRES DE FAMILLE |
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Un deuil !… Est-ce la guerre ? — Oh ! je n’essaîrai pas |
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D’en tracer les horreurs en suivant tous ses pas. |
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Chassons loin de nos yeux le tableau de la guerre ; |
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Il germe d’autres maux sans celui-là sur terre ; |
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Car la vie ici-bas est un long jour de deuil, |
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Commençant au berceau pour finir au cercueil. |
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la joie et la douleur fort souvent ne font qu’une… |
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Hier on conduisait vers la fosse commune |
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Le corps d’un pauvre, hélas ! couvert d’un sombre drap ; |
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La mort l’avait atteint… Elle vous atteindra, |
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Riches qui vous croyez les potentats du monde ; |
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C’est en vain qu’on la fuit, c’est en vain qu’on la fronde : |
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Nul ne peut échapper à ses suprêmes lois ; |
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La mort tient dans sa main tous les sceptres des rois ; |
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Les briser tour à tour voilà son jeu de reine ; |
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Car elle est leur arbitre et notre souveraine. |
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Le riche la redoute et maudit ses décrets, |
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Le pauvre attend la mort sans craindre ses arrêts ; |
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Il se sent déchargé du poids de la misère, |
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Et trouve fort léger le sapin de sa bière. |
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Mais le convoi du pauvre en route est triste à voir : |
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On dirait que la gêne emprunta le drap noir ; |
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Le char a pour emblème une pâle comète, |
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Il est long, disloqué comme un hideux squelette ; |
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On craint qu’au moindre choc il verse de côté, |
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Et qu’un dernier malheur frappe la pauvreté. |
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Délaissée en chemin on sait qu’elle est réduite |
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A s’en aller parfois sans parents à sa suite ; |
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L’honnête homme qui part sans léguer aucun bien |
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Derrière son cercueil n’a pas toujours un chien ; |
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Il était seul a monde, et nul ne l’accompagne. |
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Heureux celui qui meurt en disant : « Ma compagne |
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Connut tout mes chagrins ; elle essuya mes pleurs ; |
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Sur ma tombe elle ira déposer quelques fleurs… » |
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Mon récit n’est pas gai, tristement je l’aborde |
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Sans vouloir cependant prolonger mon exorde, |
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Et si vous préférez que l’on parle pour moi, |
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La femme du défunt vous peindra son émoi : |
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« Pauvre homme !… il n’est plus là pour appeler Thérèse ; |
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Je me désole… et lui dort au Père-Lachaise… |
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Ah ! si dans ma douleur je savais m’exprimer, |
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Je vous dirais combien mon mari sut m’aimer ! |
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Nous n’étions pas de gens façonnant une phrase ; |
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Mais nos cœurs réunis se parlaient sans emphase. |
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Notre fortune était celle de l’ouvrier : |
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Du chêne, des outils, un simple mobilier. |
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Tandis que le robot amincissait les planches, |
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De l’habit décousu je rajustais les manches ; |
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Nous savions travailler. En aucun temps chez nous |
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La discorde ne vint séparer les époux. |
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De la sobriété Gustave était l’emblème : |
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Point de défauts chez lui que je n’eusse moi-même, |
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Or faillait-il s’en plaindre ? Un seul les dominait, |
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Celui de la lecture. A toute heure il tenait |
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Un livre dans ses mains. Dieu, qu’il aimait à lire ! |
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C’était sa passion de chercher à s’instruire. |
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Contre l’humanité sa bouche était sans fiel ; |
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Il disait qu’un bon livre est un présent du ciel, |
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Que l’homme vit heureux quand au bien il s’applique. |
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Je ne sais s’il servait vraiment la République, |
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Il ne m’a jamais dit qu’il fût républicain ; |
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Mais il aimait son Dieu, sa femme et son prochain. |
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Son cœur était honnête, et sa vie exemplaire ; |
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Je lui plaisais toujours sans chercher à lui plaire. |
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Modestes dans nos goûts, nous ne possédions rien |
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Qui ne fût, sans partage, et le mien et le sien. |
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Il n’avait usurpé qu’un seul bien de famille ; |
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Je disais : — Notre enfant, et lui disait : — Ma fille !… |
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Mais qui l’aimait le mieux, je l’ignore… L’enfant |
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Par Dieu nous fut offert comme un tardif présent, |
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Après bien des étés, quand le givre est sur l’arbre. |
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Mais qu’importe l’hiver ! le cœur n’est pas de marbre, |
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Et le nôtre prouva qu’il était jeune encor. |
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Pour Gustave, un enfant, ah ! ce fut un trésor ! |
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Sa fille !… Il la plaça lui-même dans les langes ; |
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A deux ans elle avait le sourire des anges ! |
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Et c’est, hélas ! mon Dieu ! pour la mettre au tombeau |
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Qu’un ange un jour la prit au bord de son berceau. |
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Nous étions en janvier, durant l’été de siège ; |
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Le vent chassait la pluie et la changeait en neige ; |
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Ma petite Stella disait : « Maman, j’ai faim !… » |
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Gustave était de garde… et nous manquions de pain ; |
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S’en procurer sur l’heure était chose impossible, |
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Le seuil des boulangers n’était plus accessible ; |
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Car on faisait la queue aux portes des marchands. |
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Dès l’aube on s’y foulait par un froid des plus grands. |
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L’homme jette à la femme en tous les temps la blâme ; |
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Mais Dieu sait, de nos jours, ce qu’a souffert la femme ! |
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Pendant que nos maris veillaient sur les remparts, |
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De tourments nous avions aussi nos bonnes parts : |
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Il nous fallait rester en plein vent, dans la rue, |
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Pour n’avoir quelquefois qu’un morceau de morue. |
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Les marchands nous laissaient nous morfondre dehors ! |
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Et pendant ce temps-là passaient au loin les morts… |
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Les convois se suivaient ; après l’un venait l’autre. |
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Les enfants mouraient tous… Nous garderons le nôtre, |
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Soupirais-je un matin, il ne périra pas… |
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Le soir ma fille était aux portes du trépas : |
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J’accours pour l’embrasser… O ciel !… la variole |
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Avait changé ses traits… Je pousse un cri de folle : |
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Mon enfant !… Parle-moi ! Regarde ! Me voilà !… |
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Rien !… J’arrivai trop tard !… Et je perdis Stella… |
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Plus d’enfant, de baisers à cueillir sur sa bouche ! |
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Un cadavre glacé sur une froide couche. |
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Ah ! ma fille, avec toi prends-moi dans le tombeau !… |
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Gustave entra… Du lit je tirai le rideau. |
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Pauvre père ! il me vit troublée et chancelante, |
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Et dans ses bras ouverts ne me jetai tremblante. |
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Ma douleur le surprit et le rendit muet, |
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Puis il lut dans mes yeux l’aveu qui me tuait. |
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Alors il frissonna… Sa face devint pâle… |
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— Pourquoi ? s’écria-t-il, ah ! pourquoi donc la balle |
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Qui frappa près de moi Regnault1 au champ d’honneur, |
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N’a-t-elle pas atteint du premier coup mon cœur ?… |
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Là-bas ! à Buzenval, je serais mort en brave, |
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Ici, Thérèse, ici !… — Que vois-tu donc, Gustave ? |
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— J’aperçois sur le lit que tu cachas… la croix |
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Qui me dit : Désormais vous ne serez plus trois ; |
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Ici n’habiteront que le père et la mère, |
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L’enfant ira chercher sa couche au cimetière… |
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Mon Dieu ! vous m’avez pris mon bonheur aujourd’hui ; |
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Il est vrai que le pauvre, hélas ! n’a rien à lui !… |
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Un logis sans enfant, c’est la terre déserte ; |
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C’est un champ sans épis, c’est une cage ouverte. |
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Gustave près de moi ne pouvait plus rester ; |
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Car tout dans la maison, tout semblait l’attrister. |
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La lecture pour lui n’avait plus aucun charme. |
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De ses yeux je voyais souvent fondre une larme. |
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Son deuil fut si profond, il me parut si noir, |
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Que je voulus un jour rompre son désespoir : |
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— Dis-moi, mon cher Gustave, où réside ton âme ? |
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Est-elle encore à moi ?… Je suis toujours ta femme !… |
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— Mon amie, reprit-il, n’habite plus mon corps, |
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Qui lui-même bientôt s’en ira chez les morts. |
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Qu’ai-je besoin de vivre ? A quoi puis.je prétendre ? |
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Je n’avais qu’un enfant, la morts sut me le prendre ! |
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Je n’avais qu’un fusil pour défendre Paris, |
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Et Paris est vaincu sans qu’il ait été pris. |
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Je sais que les Prussiens entreront dans la ville, |
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Que Paris est livré !… Toute arme est inutile |
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A qui ne s’en sert plus ; elle est comme l’outil |
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Qui se rouille à dormir… J’ai rompu mon fusil, |
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et ses fragments épars sont restés dans la plaine. |
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Je l’ai brisé de rage… Et j’en ai de la peine ; |
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Car j’aimais mon pays !… Le jour où je saurai |
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Que l’ennemi viendra… Thérèse, je mourrai… |
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Il le sut, prit le lit et n’eut qu’un jour la fièvre. |
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Le soir, le mot patrie expira sur sa lèvre ; |
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Puis il me dit tout bas : « Prends le calendrier… |
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Je meurs !… C’est aujourd’hui le vingt-huit février… » |
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Le lendemain, grand deuil partout, jusqu’aux croisées : |
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Les prussiens pénétraient dans les Champs-Élysées… |
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2 mars 1871
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