PARIS PRUSSIEN |
HOMMAGE A L’AMIRAL SAISSET |
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Paris, tu fus longtemps ma vie et mon idole, |
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Et ce qu’on aime bien, rarement on l’immole : |
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Je naquis dans ton sein, tu fus mon doux berceau ; |
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Ton ciel, à mes yeux bleus, paraissait toujours beau !… |
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Par la paix couronnés, les arts vivaient en frères ; |
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Les champs étaient féconds et nos moissons prospères ; |
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Tout ce qui t’entourait, Paris, me semblait grand, |
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Tout jusqu’aux peupliers !… J’étais alors enfant… |
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Des oiseaux j’écoutais la voix harmonieuse, |
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Et leurs tendres accords rendaient mon âme heureuse ; |
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J’aimais à voir fleurir en mai le frais lilas ; |
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J’aimais le cep de vigne et son rude échalas ; |
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J’aimais les bois, les près, Romainville, Vincenne, |
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Pantin et Bagnolet, les coteaux et la Seine. |
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J’aimais à voir dès l’aube une abeille au lointain, |
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Puis à dormir le soir en songeant au matin. |
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Mon rêve n’était pas celui que font les hommes : |
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Aux enfants je disais : « Restons ce que nous sommes ; |
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N’avançons pas trop tôt dans le champ des douleurs ; |
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Parcourons les sentiers où l’on cueille les fleurs ; |
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Gardons nos rêves d’or, de joie et d’innocence ; |
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Car les pus beaux sont ceux que Dieu donne à l’enfance… » |
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Mais dans la vie, hélas ! tout change avec les ans : |
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Les hivers ne sont point semblables aux printemps. |
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La paix régnait hier… Aujourd’hui c’est la guerre ; |
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Les arbres sont gisants sur des buttes de terre. |
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On rase les maisons… Du bruit de toutes parts… |
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Des fusils dans Paris… Des canons aux remparts… |
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Les hommes sont armés comme en quatre-vingt-treize ; |
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Le tambour bat… On chante en chœur La Marseillaise… |
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Que s’est-il donc passé ? — Des désastres affreux ! |
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Sedan a vu péris nos soldats valeureux. |
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Des chefs, des insensés, des commandants de paille |
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N’ont pas su se tenir sur le champ de bataille ; |
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Ces héros de carton, dressés pour le coup d’œil, |
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En songeant aux plaisirs ont fait nos jours de deuil. |
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Il leur manquait là-bas les buffets de l’Empire, |
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Des tapis sous les pieds et des bâtons de cire |
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Pour donner à leur barbe un air toujours moqueur ; |
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Et la carte tomba sur ces valets de cœur |
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Pour mieux cacher leurs noms… Mais attendons l’histoire, |
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Elle rétablira tous leurs hauts faits de gloire ; |
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De même qu’il faudra pour notre déshonneur, |
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En parlant de Sedan, parler de l’empereur |
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Qui, s’avouant vaincu, déposa son épée |
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Aux genoux de Guillaume !… Oh ! l’horrible épopée ! |
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Les malheurs de Sedan, nos victimes, leurs cris, |
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Il n’en fallait pas plus pour émouvoir Paris : |
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« Les Prussiens !… les Prussiens viennent chez nous s’ébattre. » |
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La défense donna pour mot d’ordre : Combattre ! |
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Et l’on vit de tous points surgir des combattants : |
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Les jeunes et les vieux, chacun avait vingt ans. |
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L’uniforme effaça du temps plus d’un outrage, |
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Et pas un citoyen ne manqua de courage. |
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On montait aux remparts, on veillait aux bastions, |
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Sans se plaindre du froid ni des privations. |
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De l’homme à cheveu blancs j’aimais l’ardeur virile ; |
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C’était l’un des sauveurs de notre bonne ville ; |
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Il disait : « Nous vaincrons ; car Paris se défend !… » |
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Et de joie il pleurait comme eût pleuré l’enfant… |
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Et moi poète aussi j’essuyais quelques larmes |
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En pensant à l’honneur abrité sous nos armes. |
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Je m’écriais : « Paris, recevoir les Prussiens !… |
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Oui !… Pour les écraser !… Guillaume, avec les tiens, |
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Rentre donc à Berlin ; laisse Paris tranquille ; |
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Il ne se rendra point !… Mourir est plus facile ! |
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Et le peuple, en effet, plein de calme et d’espoir, |
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Tout en chantant cassa son morceau de pain noir : |
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Du pain si laid, si dur, que c’était la muraille |
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De riz, de son, d’avoine et d’ordure et de paille. |
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Il était si compact qu’on eût pu, sous son poids, |
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Écraser d’un seul coup Guillaume et tous les rois !… |
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Puis en temps de disette, où le trafic s’exerce, |
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Il s’établit toujours plus d’un honteux commerce. |
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Au riche les poulets, le lard et les jambons, |
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Au pauvre l’abstinence et les mets les moins bons ; |
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Heureux s’il peut trouver, sans aller à la halle, |
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Dans la rue, en plein vent, où le marchand s’installe, |
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Une crêpe, un beignet dressés sur un vieux plat, |
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Du café brun sans sucre ou du faux chocolat. |
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Mon Dieu ! qu’il vécut mal pendant l’état de siège ! |
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Le marchand vivait seul de l’ancien privilège : |
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Il vendait à prix d’or ne livrant presque rien ; |
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Car une tête d’ail était parfois son bien. |
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Certains jours il offrait du thym, de l’échalotte, |
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La moitié d’un poireau, des fragments de carotte, |
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Du suif mal épuré, du beurre végétal, |
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Des pieds gélatineux, du boudin de cheval, |
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De la chair à pâté qui sentait la friture, |
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Et de la colle forte au lieu de confiture. |
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Il faut bien l’avouer, on falsifia tout ; |
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Mais la faim s’énonçant fait taire le dégoût ; |
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L’estomac qui résiste un peu plus tard lui cède ; |
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Manger est un besoin, l’esprit lui vient en aide ; |
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Et le peuple disait : « Mangeons du chat, du chien ; |
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Souffrons !… Mais que Paris ne soit jamais prussien !… » |
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Paris tient bon ! Paris a droit à nos hommages ; |
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Car les obus prussiens lui causaient des ravages : |
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Le canon Krupp, placé sur la hauteur des monts, |
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En battant nos quartiers, atteignait nos maisons. |
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Il semblait s’attaquer aux plus beaux édifices : |
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Comme un démon, la nuit, jetant ses maléfices, |
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Il effondrait un toit… Là dormaient des enfants, |
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Et la mort les surprit entre leurs deux draps blancs !… |
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Les malheureux blessés, au sein du Val-de-Grâce, |
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Les vieillards dans leur lit n’obtinrent pas leur grâce ; |
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L’ennemi, pour mieux voir où portait son canon, |
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Insulta notre gloire au front du Panthéon ! |
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Sur Vanves, l’Odéon et sur Paris-Montrouge, |
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On eût dit qu’il voulait tirer à boulet rouge. |
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Il n’en fut rien pourtant, que ses feux soient bénis ; |
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Car il se contenta de brûler Saint-Denis !… |
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Dans la lutte Paris mettait son espérance : |
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C’était l’unique objet qui calmât sa souffrance ; |
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Mais la captivité pour le peuple est l’enfer : |
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« Brisons, s’écriait-il, notre cercle de fer ! |
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Marchons sur les Prussiens !… Voyons-les donc en face ! |
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De Paris sortons tous !… Il faut sortir en masse ; |
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Nos Français sont en route et nous tendent la main ! » |
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On sortit… Mais, hélas ! on fit peu de chemin, |
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Quand on pouvait tout droit s’en aller à Versaille, |
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Et chez soi l’on rentra le jour de la bataille… |
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Qui donc nous a trahis ? Est-ce toi qui cédas, |
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Peuple ? Non, tu disais : « Restons toujours soldats !… » |
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Tes chefs ont-ils tremblé ?… Grand Dieu ! quelle injustice ! |
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Sans consulter Paris on conclut… l’armistice !… |
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Et pour Paris ce fut un nouveau déshonneur ! |
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Nos guerrier stupéfaits exprimaient leur douleur : |
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« Paris ! plier au vent comme un chétif brin d’herbe ! |
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Amiens se défendit, commandé par Faidherbe ; |
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On nous désarme, hélas ! pour nous livrer à qui ? |
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Ah ! que n’avons-nous eu pour chef un Bourbaki !… » |
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Un zouave ajoutait : « Manquions-nous donc de vivres ? |
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On mange du rat mort ou la peau des vieux livres, |
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Mais on ne se rend pas !… » — Les Prussiens ont nos forts ! » |
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S’écriaient les marins : ils ont tout sans efforts ; |
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Avons-nous un seul jour faibli par le courage ? |
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Le travailleur jamais ne déserte l’ouvrage ; |
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avons-nous un instant dormi près du canon ? |
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L’amiral1 manquait-il de cœur ? Mille fois non ! |
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Pourquoi donc arrêter nos bras et nos services, |
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Nous qui pouvons montrer de nobles cicatrices ? |
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Nous qui savons mourir !… Nous qui bravions les mers !… » |
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Et les pauvres marins versaient des pleurs amers… |
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Enfin !… Signons la paix, si la paix est légale. |
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Les Prussiens, comme un flot, comme au port la rafale, |
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Viendront-ils dans Paris se heurter à l’écueil ? |
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Ah ! que chacun de nous s’enferme en un cercueil ! |
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Mettons à notre porte une tenture noire ; |
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Le deuil encadrera ce feuillet de l’histoire ; |
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Les vainqueurs auraient dû par nous être vaincus. |
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Les Germains orgueilleux en sont-ils convaincus ? |
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J’en doute, et je les vois qui portent haut la tête ; |
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Ils font de la musique… Et des gens leur font fête !… |
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Ah ! s’il en est ainsi, vantez leurs fiers succès ; |
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Que Paris soit Prussien !… Je resterai Français ! |
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10 février 1871
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