Métrique en Ligne
PAR_1/PAR67
Évariste de PARNY
Œuvres complètes
tome I
1775-1806
LA JOURNÉE CHAMPÊTRE
On m'a conté qu'autrefois dans Palerme, 10
Ville où l'Amour eut toujours des autels, 10
L'Amitié sut d'un nœud durable et ferme 10
Unir entre eux quatre jeunes mortels. 10
5 Égalité de biens et de naissance, 10
Conformité d'humeur et de penchans, 10
Tout s'y trouvait ; l'habitude et le temps 10
De ces liens assuraient la puissance. 10
L'aîné d'entre eux ne comptait pas vingt ans ; 10
10 C'était Volmon, de qui l'air doux et sage 10
Montrait un cœur naïf et sans détour, 10
Et qui jamais des erreurs du bel âge 10
N'avait connu que celle de l'Amour. 10
Loin du fracas et d'un monde frivole, 10
15 Dans un réduit préparé de leurs mains, 10
Nos jeunes gens venaient tous les matins 10
De l'amitié tenir la douce école 10
Ovide un jour occupait leurs loisirs. 10
Florval lisait d'une voix attendrie 10
20 Ces vers touchans où l'amant de Julie 10
De l'âge d'or a chanté les plaisirs « 10
Cet âge heureux ne serait-il qu'un songe ? 10
Reprit Talcis, quand Florval eut fini. 10
N'en doutez point, lui répondit Volny ; 10
25 Tant de bonheur est toujours un mensonge. » 10
FLORVAL
« Et pourquoi donc ? toute l'antiquité, 10
Plus près que nous de cet âge vanté, 10
En a transmis et pleuré la mémoire. » 10
VOLNY
« L'antiquité ment un peu, comme on saie 10
30 Il faut plutôt l'admirer que la croire. 10
Ouvre les yeux, vois l'homme ; et ce qu'il est 10
De ce qu'il fut te donnera l'histoire. » 10
TALCIS
« L'enfant qui plut par ses jeunes attraits 10
A soixante ans conserve-t-il ses traits ? 10
35 L'homme a vieilli ; sans doute en son enfance. 10
Il ne fut point ce qu'il est aujourd'hui. 10
Si l'univers a jamais pris naissance, 10
Ces jours si beaux ont dû naître avec lui. » 10
VOLNY
« Rien ne viellit… » Volmon alors se lève : « 10
40 Mes chers amis, tous trois vous parlez d'or ; 10
Mais je prétends qu'il vaudrait mieux encor 10
Réaliser entre nous ce beau rêve. 10
Loin de Palerme à l'ombre dès vergers, 10
Pour un seul jour devenons tous bergers. 10
45 Mai* gardons-nous d'oublier nos bergères. 10
De l'innocence elles ont tous les goûts : 10
Parons leurs mains de houlettes légères ; 10
L'amour champêtre est, dit-on, le plus doux. » 10
Avec transports cette offre est écoutée ; 10
50 On la répète, et chacun d'applaudir : 10
Laure et Zulmis voudraient déjà partir 10
Églé sourit, Naïs est enchantée ; 10
On fixe un jour ; et ce jour attendu 10
Commence à peine, on part, on est rendu. 10
55 Sur le penchant d'une haute montagne 10
La main du Goût construisit un château', 10
D'où l'œil au loin se perd dans la campagne. 10
De ses côtés part un double coteau. 10
L'un est couvert d'un antique feuillage » 10
60 Que la cognée a toujours respecté ; 10
Du voyageur il est peu fréquenté, 10
Et n'offre aux yeux qu'une beauté sauvage. 10
L'autre présente un tableau plus riant : 10
L'épi jaunit ; Zéphyre, en s'égayant, 10
65 Aime à glisser sur la moisson dorée ; 10
Et tout auprès la grappe colorée 10
Fait succomber le rameau chancelant. 10
Ces deux coteaux, arrondis en ovale, 10
Forment au loin un vallon spacieux, 10
70 Dont la Nature, admirable en ces jeux, 10
A bigarré la surface inégale. 10
Ici s'élève un groupe d'orangers 10
Dont les fruits d'or pendent sur des fontaines ; 10
Plus loin fleurit, sous l'abri des vieux chênes, 10
75 Le noisetier si chéri des bergers ; 10
A quelques pas se forme une éminence, 10
D'où le pasteur appelle son troupeau ; 10
De là sou œil suit avec complaisance 10
Tous les détours d'un paisible ruisseau : 10
80 En serpentant, il baigne la prairie, 10
Il fuit, revient dans la plaine fleurie 10
Où tour à tour il murmure et se tait, 10
Se rétrécit et coule avec vitesse, 10
Puis s'élargit et reprend sa paresse, 10
85 Pour faire encor le chemin qu'il a fait : 10
Mais un rocher barre son onde pure ; 10
Triste, il parait étranger dans ces lieux ; 10
Son ombre au loin s'étend sur la verdure, 10
Et l'herbe croît sur son front sourcilleux. 10
90 L'onde, à ses pieds, revient sur elle-même, 10
Ouvre deux bras pour baigner ses contours, 10
S'unit encore, et dans ces champs qu'elle aime 10
Va sous les fleurs recommencer son cours. 10
Voilà l'asile où la troupe amoureuse 10
95 Vient accomplir le projet de Volmon. 10
Là n'entrent point l'Étiquette orgueilleuse, 10
Et les Ennuis attachés au bon ton. 10
La Liberté doit régner au village. 10
Un jupon court, parsemé de feuillage, 10
100 A remplacé l'enflure des paniers ; 10
Le pied mignon sort des riches souliers 10
Pour mieux fouler la verdure fleurie ; 10
La robe tombe, et la jambe arrondie 10
A l'œil charmé se découvre à moitié ; 10
105 De la toilette on renverse l'ouvrage ; 10
Dans sa longueur le chignon déployé 10
Flotte affranchi de son triste esclavage ; 10
La propreté succède aux ornemens ; 10
Du corps étroit on a brisé la chaîne ; 10
110 Le sein se gonfle et s'arrondit sans peine 10
Dans un corset noué par les amans ; 10
Le front, caché sous un chapeau de roses, 10
Ne soutient plus le poids des diamans ; 10
La beauté gagne à ces métamorphoses ; 10
115 Et nos amis, dans leur fidélité, 10
Du changement goûtent la volupté. 10
Dans la vallée on descend au plus vite, 10
Et des témoins on fuit l'œil indiscret ; 10
La Liberté, l'Amour, et le Secret, 10
120 De nos bergers forment toute la suite. 10
Déjà du ciel l'azur était voilé. 10
Déjà la Nuit de son char étoilé 10
Sur ces beaux lieux laissait tomber son ombre ; 10
D'un pied léger on franchit le coteau, 10
125 Et ces chansons vont réveiller l'Écho 10
Qui reposait dans la caverne sombre : 10
« Couvre le muet univers, 8
Parais, Nuit propice et tranquille, 8
Et fais tomber sur cet asile 8
130 La paix qui.règne dans les airs. 8
Ton sceptre impose à la nature 8
Un silence majestueux ; 8
On n'entend plus que le murmure 8
Du ruisseau qui coule en ces lieux. 8
135 Sois désormais moins diligente, 8
Belle avant-courière du jour ; 8
La Volupté douce et tremblante 8
Fuit et se cache à ton retour. 8
Tu viens dissiper les mensonges 8
140 Qui berçaient les tristes mortels : 8
Et la foule des jolis songes 8
S'enfuit devant les maux réels. 8
Pour nous, réveillons-nous sans cesse, 8
Et sacrifions à Vénus. 8
145 Il vient un temps, ô ma maîtresse, 8
Où l'on ne se réveille plus. » 8
Le long du bois quatre toits de feuillage 10
Sont élevés sur les bords du ruisseau ; 10
Et le Sommeil, qui se plaît au village, 10
150 N'oublia point cet asile nouveau. 10
L'ombre s'enfuit ; l'amante de Céphale 10
De la lumière annonçait le retour, 10
Et. s'appuyant sur les portes du jour, 10
Laissait tomber le rubis et l'opale. 10
155 Les habitans des paisibles hameaux 10
Se répandaient au loin dans la campagne 10
La cornemuse éveillait les troupeaux ; 10
En bondissant les folâtres agneaux 10
Allaient blanchir le flanc de la montagne ; 10
160 De mille oiseaux le ramage éclatant 10
De ce beau jour saluait la naissance. 10
Volmon se lève, et Zulmis le devance : 10
Leurs yeux charmés avec étonnement 10
A son réveil contemplent la nature. 10
165 Ce doux spectacle était nouveau pour eux ; 10
Et des cités habitons paresseux, 10
Ils s'étonnaient de fouler la verdure, 10
A l'instant même où tant d'êtres oisifs, 10
Pour échapper à l'ennui qui des presse 10
170 Sur des carreaux dressés par la Mollesse 10
Cherchent en vain quelques pavots tardifs. 10
Reine un moment, déjà la jeune Aurore 10
Abandonnait l'horizon moins vermeil ; 10
Volny soupire, et détourne sur Laure 10
175 Des yeux chargés d'amour et de sommeil. 10
A ses côtés la belle demi-nue 10
Dormait encore ; une jambe étendue 10
Semble chercher l'aisance et la fraîcheur, 10
Et laisse voir ces charmes dont la vue 10
180 Est pour l'amant la dernière faveur. 10
Sur une main sa tête se repose ; 10
L'autre s'allonge, et, pendant hors du lit, 10
A chaque doigt fait descendre une rose 10
Sa bouche encore et s'entr'ouvre et sourit. 10
185 Mais tout-à-coup son paisible visage 10
S'est coloré d'un vermillon brillant. 10
Sans doute alors un songe caressant 10
Des voluptés lui retraçait l'image. 10
Volny, qui voit son sourire naissant, 10
190 Parmi les fleurs qui parfument sa couche 10
Prend une rose, et, près d'elle à genoux, 10
Avec lenteur la passe sur sa bouche, 10
En y joignant le baiser le plus doux. 10
Pour consacrer la nouvelle journée, 10
195 On dut choisir un cantique à l'Amour ; 10
Il exauça l'oraison fortunée, 10
Et descendit dans ce riant séjour. 10
Voici les vers qu'on chantait tour à tour : 10
« Divinités que je regrette, 8
200 Hâtez-vous d'animer ces lieux. 8
Êtres charmans et fabuleux, 8
Sans vous la nature est muette. 8
Jeune épouse du vieux Tithon, 8
Pleure sur la rose naissante ; 8
205 Écho, redeviens une amante ; 8
Soleil, sois encore Apollon. 8
Tendre Io, paissez la verdure ; 8
Naïades, habitez ces eaux, 8
Et de ces modestes ruisseaux, 8
210 Ennoblissez la source pure. 8
Nymphes, courez au fond des bois, 8
Et craignez les feux du satyre ; 8
Que Philomèle une autre fois 8
A Progné conte son martyre. 8
215 Renaissez, Amours ingénus ; 8
Reviens, volage époux de Flore ; 8
Ressuscitez, Grâces, Vénus ; 8
Sur des païens régnez encore. 8
C'est aux champs que l'Amour naquit ; 8
220 L'Amour se déplaît à la ville. 8
Un bocage fut son asile, 8
Un gazon fut son premier lit ; 8
El les bergers et les bergères 8
Accoururent à son berceau ; 8
225 L'azur des cieux devint plus beau ; 8
Les vents de leurs ailes.légères 8
Osaient à peine raser l'eau ; 8
Tout se taisait jusqu'à Zéphyre ; 8
Et, dans ce moment enchanteur, 8
230 La Nature sembla sourire, 8
Et rendre hommage à son auteur. » 8
Zulmis alors ouvre la bergerie, 10
Et le troupeau qui s'échappe soudain 10
Court deux à deux sûr l'herbe rajeunie. 10
235 Volmon le suit, la houlette à la main. 10
Un peu plus loin Florval et son amante 10
Gardent aussi les dociles moutons. 10
Ils souriaient quand leur bouche ignorante 10
Sur le pipeau cherchait en vain des son*. 10
240 Dans un verger planté par la Nature, 10
Où tous les fruits mûrissent sans culture, 10
La jeune Églé porte déjà ses pas. 10
Quand les rameaux s'éloignent de ses bras, 10
L'heureux Talcis l'enlève avec mollesse : 10
245 Il la soutient, et ses doigts délicats 10
Vont dégarnir la branche qu'elle abaisse. 10
A d'autres soins Volny s'est arrêté. 10
Entre ses mains le lait coule et ruisselle ; 10
Et près de lui son amante fidèle. 10
250 Durcit ce lait en fromage apprêté. 10
Aimables soins ! travaux doux et faciles ! 10
Vous occupez en donnant le repos ; 10
Biens différens du tumulte des villes, 10
Où les plaisirs deviennent des travaux. 10
255 Le dieu du jour, poursuivant sa carrière, 10
Règne en tyran sur l'univers soumis. 10
Son char de feu brûle autant qu'il éclaire, 10
Et ses rayons, en faisceaux réunis, 10
D'un pôle à l'autre embrasent l'hémisphère. 10
260 Heureux alors, heureux le voyageur 10
Qui sur sa route aperçoit un bocage 10
Où le Zéphyr, soupirant la fraîcheur, 10
Fait tressaillir le mobile feuillage ! 10
Un bassin pur s'étendait sous l'ombrage ; 10
265 Je vois tomber les jaloux vêtemens, 10
Qui, dénoués par la main des amans, 10
Restent épars sur l'herbe du rivage. 10
Un voile seul s'étend sur les appas : 10
Mais il les couvre et ne les cache pas. 10
270 Des vêtemens tel fut jadis l'usage. 10
Laure et Talcis, en dépit des chaleurs, 10
A la prairie ont dérobé ses fleurs, 10
Et du bassin ils couvrent la surface. 10
L'onde gémit ; tous les bras dépouillés 10
275 Glissent déjà sur les flots émaillés, 10
Et le nageur laisse après lui sa trace. 10
En vain mes vers voudraient peindre leurs jeux. 10
Bientôt du corps la toile obéissante 10
Suit la rondeur et les contours moelleux 10
280 L'amant sourit et dévore des yeux 10
De mille attraits la forme séduisante, 10
Lorsque Zulmis s'élança hors du bain, 10
L'heureux Volmon l'essuya de sa main. 10
Qu'avec douceur cette main téméraire 10
285 Se promenait sur la jeune bergère, 10
Qui la laissa recommencer trois fois ! 10
Qu'avec transport il pressait sous ses doigts 10
Et la rondeur d'une cuisse d'ivoire, 10
Et ce beau sein dont le bouton naissant 10
290 Cherche à percer le voile transparent ! 10
Ce doux travail fut long, comme on peut croire ; 10
Mais il finit : bientôt de toutes parts 10
La Modestie élève des remparts 10
Entre l'amante et l'amant qui soupire. 10
295 Volmon les voit, et je l'entends maudire 10
Cet art heureux de cacher la laideur, 10
Qu'on décora du beau nom de pudeur. 10
Volny s'avance, et prenant la parole : » 10
Par la chaleur retenus dans ces lieux, 10
300 Trompons du moins le temps par quelques jeux, 10
Par des récits, par un conte frivole. 10
On sait qu'Hercule aima le jeune Hylas 10
Dans ses travaux, dans ses courses pénibles, 10
Ce bel enfant suivait toujours ses pas ; 10
305 Il le prenait dans ses mains invincibles ; 10
Ses yeux alors se montraient moins terribles ; 10
Le fer cruel ne couvrait plus son bras ; 10
Et l'univers, et Vénus, et la gloire, 10
Étaient déjà bien loin de sa mémoire. 10
310 Tous deux un jour arrivent dans un bois 10
Où la chaleur ne pouvait s'introduire, 10
En attendant le retour de Zéphyre, 10
Le voyageur y dormait quelquefois. 10
Notre héros sur l'herbe fleurissante 10
315 Laisse tomber son armure pesante, 10
Et puis s'allonge et respire le frais, 10
Tandis qu'Hylas, d'une main diligente, 10
D'un dîner simple ayant fait les apprêts, 10
Dans le vallon qui s'étendait auprès 10
320 S'en va puiser une eau rafraîchissante. 10
Il voit de loin un bosquet d'orangers, 10
Et d'une source il entend le murmure ; 10
Il court, il vole où cette source pure 10
Dans un bassin conduit ses flots légers. 10
325 De ce bassin les jeunes souveraines 10
Quittaient alors leurs grottes souterraines ; 10
Sur le cristal leurs membres déployés 10
S'entrelaçaient et jouaient avec grâce ; 10
Ils fendaient l'onde, et leurs jeux variés, 10
330 Sans la troubler agitaient sa surface. 10
Hylas arrive, une cruche à la main, 10
Ne songeant guère aux Nymphes qui l'admirent ; 10
Il s'agenouille, il la plonge, et soudain 10
Au fond des eaux les Naïades l'attirent. 10
335 Sous un beau ciel, lorsque la nuit parait, 10
Avez-vous vu l'étoile étincelante. 10
Se détacher de sa voûte brillante, 10
Et dans les flots s'élancer comme un trait ? 10
Dans un verger, sur la fin de l'automne, 10
340 Avez-vous vu le fruit, dès qu'il mûrit, 10
Quitter la branche où long-temps il pendit, 10
Pour se plonger dans l'onde qui bouillonne ? 10
Soudain il part, et l'œil en vain le suit. 10
Tel disparaît le favori d'Alcide. 10
345 Entre leurs bras les Nymphes l'ont reçu ; 10
Et, l'échauffant sur leur sein demi-nu, 10
L'ont fait entrer dans le palais humide. 10
Bientôt Hercule, inquiet et troublé, 10
Accuse Hylas dans son impatience, 10
350 Il craint, il tremble, et son cœur désolé 10
Connaît alors le chagrin de l'absence. 10
Il se relève, il appelle trois fois, 10
Et par trois fois, comme un souffle insensible, 10
Du sein des flots sort une faible voix. 10
355 Il rentre et court dans la forêt paisible, 10
Il cherche Hylas ; ô tourment du désir ! 10
Le jour déjà commençait à s'enfuir ; 10
Son âme alors s'ouvre toute à la rage ; 10
La terre au loin retentit sous ses pas ; 10
360 Des pleurs brûlans sillonnent son visage ; 10
Terrible, il crie : Hylas ! Hylas ! Hylas ! 10
Du fond des bois Écho répond : Hylas ! 10
Et cependant les folâtres déesses 10
Sur leurs genoux tenaient l'aimable enfant, 10
365 Lui prodiguaient les plus douces caresses, 10
Et rassuraient son cœur toujours tremblant. » 10
Volny se tut ; les naïves bergères 10
Écoutaient bien, mais ne comprenaient guères. 10
L'antiquité, si charmante d'ailleurs, 10
370 Dans ses plaisirs n'était pas scrupuleuse. 10
De ses amours la peinture odieuse 10
Dépare un peu ses écrits enchanteurs. 10
Lorsque, ennuyé des baisers de sa belle, 10
Anacréon, dans son égarement, 10
375 Porte à Bathyle un encens fait pour elle, 10
Sa voix afflige et n'a rien de touchant. 10
Combien de fois, vif et léger Catulle, 10
En vous lisant je rougissais pour vous ! 10
Combien de fois, voluptueux Tibulle ; 10
380 J'ai repoussé dans mes justes dégoûts 10
Ces vers heureux qui devenaient moins doux ! 10
Et vous encore, ô modeste Virgile ! 10
Votre âme simple, et naïve, et tranquille, 10
A donc connu là fureur de ces goûts ? 10
385 Pour Cupidon quand vous quittez les Grâces, 10
Cessez vos chants et rougissez du moins 10
On suit encor vos leçons efficaces ; 10
Mais, pour les suivre, on prend de justes soins, 10
Et l'on se cache en marchant sur vos traces. 10
390 Vous m'entendez, prêtresses de Lesbos, 10
Vous, de Sapho disciples renaissantes ? 10
Ah ! croyez-moi, retournez à Paphos, 10
Et choisissez des erreurs plus touchantes. 10
De votre cœur écoulez mieux la voix ; 10
395 Ne cherchez point des voluptés nouvelles. 10
Malgré vos vœux la Nature a ses lois, 10
Et c'est pour nous que sa main vous fit belles. 10
Mais revenons à nos premiers plaisirs, 10
Tournons les yeux sur la troupe amoureuse 10
400 Qui dans un bois, refuge des Zéphirs, 10
Et qu'arrosait une onde paresseuse, 10
Vient d'apprêter le. rustique repas. 10
La propreté veillait sur tous les plats. 10
La jeune Flore, avec ses doigts de rose, 10
405 Avait de fleur tapissé le gazon. 10
Le dieu du vin dans le ruisseau dépose 10
Ce doux nectar qui trouble la raison. 10
A son aspect l'appétit se réveille ; 10
Le fruit parait ; de feuilles couronné, 10
410 En pyramide il remplit la corbeille ; 10
Et dans l'osier le lait emprisonné 10
Blanchit auprès de la pêche vermeille. 10
De ce repas on bannit avec soin 10
Les froids bons mots toujours prévus de loin, 10
415 Les longs détails de l'intrigue nouvelle, 10
Les calembours si goûtés dans Paris, 10
Des complimens la routine éternelle, 10
Et les fadeurs et les demi-souris. 10
La Liberté n'y voulut introduire 10
420 Que les plaisirs en usage à Paphos ; 10
Le Sentiment dictait tous les propos, 10
Et l'on riait sans projeter de rire. 10
On termina le festin par des chants. 10
La voix d'Églé, molle et voluptueuse, 10
425 Fit retentir ses timides accens ; 10
El les soupirs de la flûte amoureuse, 10
Mêlés aux siens, paraissaient plus touchans. 10
L'eau qui fuyait, pour la voir et l'entendre, 10
Comme autrefois n'arrêta point son cours ; 10
430 Le chêne altier n'en devint pas plus tendre, 10
Et les rochers n'en étaient pas moins sourds ; 10
Rien ne changea : mais l'oreille attentive 10
Jusques au cœur transmettait tous ses sons ; 10
En les peignant, sa voix douce et naïve 10
435 Faisait germer les tendres passions. 10
L'heureux Volny, placé vis-à-vis d'elle, 10
Volny, charmé de sa grâce nouvelle, 10
Et de ses chants fidèle admirateur, 10
Applaudissait avec trop de chaleur. 10
440 Églé se tait, Volny l'écoute encore, 10
Et tient fixés ses regards attendris 10
Sur celte bouche où voltigent les Ris, 10
Et d'où sortait une voix si sonore. 10
Laure voit tout ; que ne voit point l'Amour ! 10
445 De cet oubli son âme est offensée ; 10
Et pour venger sa Vanité blessée, 10
Elle prétend l'imiter à son tour. 10
Au seul Talcis elle affecte de prendre 10
Un intérêt qu'elle ne prenait pas ; 10
450 Sa voix pour lui voulait devenir tendre ; 10
Ses yeux distraits voulaient suivre ses pas ; 10
Et Quand Volny revint à sa maîtresse, 10
Un froid accueil affligea sa tendresse. 10
Il nomme Laure, elle ne l'entend plus ; 10
455 Il veut parler, on lui répond à peine. 10
C'en est assez ; mille soupçons confus 10
Ont pénétré dans son âme incertaine. 10
Amans, amans, voilà votre portrait ! 10
Un sort malin vous promène sans cesse 10
460 Des pleurs aux ris, des ris à la tristesse ; 10
Un rien vous choque, un rien vous satisfait ; 10
Un rien détruit ce qu'un rien a fait naître ! 10
Tous vos plaisirs sont voisins d'un tourment, 10
Et vos tourmens sont des plaisirs peut-être. 10
465 Ah ! l'on dit vrai, l'Amour n'est qu'un enfant. 10
Volny rêvait, à sa douleur en proie ; 10
Et ses amis, égayés par le vin, 10
Remarquaient peu son trouble et son chagrin. 10
Pour modérer les excès de leur joie, 10
470 Zulmis s'assied, et leur fait ce récit, 10
Amour dictait, Amour me l'a redit. « 10
Dans ces. beaux lieux où paisible et fidèle 10
L'heureux Ladon coule parmi les fleurs, 10
Du dieu dé Gnide une jeune immortelle 10
475 Fuyait, dit-on, les trompeuses douceurs ; 10
C'était Syrinx. Pan soupira près d'elle, 10
Et pour ses soins n'obtint que des rigueurs. 10
Au bord du fleuve, un jour que l'inhumaine 10
Se promenait au milieu de ses sœurs, 10
480 Pan l'aperçoit, et vole dans la plaine, 10
Bien résolu d'arracher ses faveurs 10
Que l'Amour donne et ne veut pas qu'on prenne. 10
A cet aspect, tremblant pour ses appas, 10
La nymphe fuit, et ses pieds délicats 10
485 Sans la blesser glissent sur la verdure. 10
Déjà la fleur qui formait sa parure 10
Tombe du front qu'elle crut embellir ; 10
Et, balancés sur l'aile du Zéphyr, 10
Ses longs cheveux flottent à l'aventure. 10
490 Tremblez, Syrinx : vos charmes demi-nus 10
Vont se faner sous une main profane, 10
Et vous allez des autels de Diane 10
Passer enfin aux autels de Vénus. 10
Dieu de ces bords, sauve-moi d'un outrage ! 10
495 Elle avait dit ; sur l'humide rivage 10
Son pied léger s'arrête et ne fuit plus ; 10
Au fond des eaux l'un et l'autre se plongent ; 10
Sa voix expire ; et dans l'air étendus 10
Déjà ses bras en feuilles se prolongent ; 10
500 Son sein caché sous un voile nouveau 10
Palpite encore en changeant de nature ; 10
Ses cheveux noirs se couvrent de verdure ; 10
Et sur son corps qui s'effile en roseau 10
Les nœuds pareils, arrondis en anneau, 10
505 Des membres nus laissent voir la jointure. 10
Le dieu, saisi d'une soudaine horreur, 10
S'est arrêté ; sous la feuille tremblante 10
Ses yeux séduits et trompés par son cœur 10
Cherchent encoreencor sa fugitive amante. 10
510 Mais tout-à-coup le Zéphyre empressé 10
Vient se poser sur la tige naissante,' 10
Et par ses jeux le roseau balancé. 10
Forme dans l'air une plainte mourante. 10
Ah ! dit le dieu, ce soupir est pour moi ; 10
515 Trop tard, hélas ! son cœur, devient sensible. 10
Nymphe chérie et toujours inflexible 10
J'aurai du moins ce qui reste de toi. 10
Parlant ainsi, du roseau qu'il embrasse 10
Ses doigts tremblans détachent les tuyaux ; 10
520 Il les polit, et la cire tenace 10
Unit entre eux les dîfférens morceaux. 10
Bientôt sept trous de largeur inégale 10
Des tons divers ont fixé l'intervalle. 10
Sa bouche alors s'y colle avec ardeur. 10
525 Des sons nouveaux l'heureuse mélodie, 10
De ses soupirs imitant la douceur, 10
Retentissait dans son âme attendrie. 10
Reste adoré de ce que j'aimais tant, 10
S'écria-t-il, résonne dans ces plaines ; 10
530 Soir et matin tu rediras mes peines, 10
Et des amours tu seras l'instrument. » 10
« Je le vois trop, reprit la jeune Laure, 10
On ne saurait commander aux Amour . 10
Apollon même et tous ses beaux discours 10
535 Ne touchent point la Nymphe qu'il adore. 10
Non, dit Florval, et sur le Pinde encore 10
Ses nourrissons, de lauriers couronnés ; 10
Trouvent souvent de nouvelles Daphnés. 10
La Vanité sourit à leur hommage ; 10
540 On leur prodigue un éloge flatteur ; 10
Mais rarement de l'amour de l'ouvrage 10
La beauté passe à l'amour de l'auteur. 10
Lorsque Sapho prenait sa lyre, 8
Et lui confiait ses douleurs, 8
545 Tous les yeux répandaient des pleurs, 8
Tous les cœurs sentaient son martyre. 8
Mais ses chants aimés d'Apollon, 8
Ses chants heureux, pleins de sa flamme 8
Et du désordre de son âme, 8
550 Ne pouvaient attendrir Phaon. 8
Gallus, dont la muse touchante 8
Peignait si bien la volupté, 8
Gallus n'en fut pas moins quitté ; 8
Et sa Lycoris inconstante 8
555 Suivit, en dépit des hivers, 8
Un soldat robuste et sauvage 8
Qui faisait de moins jolis vers, 8
Et n'en plaisait que mieux, je gage. 8
Pétrarque ( à ce mot un soupir 8
560 Échappe à tous les cœurs sensibles ), 8
Pétrarque, dont les chants flexibles 8
Inspiraient partout le plaisir, 8
N'inspira jamais rien à Laure ; 8
Elle fut sourde à ses accens ; 8
565 Et Vaucluse répète encore 8
Sa plainte et ses gémissemens. 8
Waller soupira pour sa belle 8
Les sons les plus mélodieux ; 8
Il parlait la langue des dieux, 8
570 El Sacliarissa fut cruelle. 8
Ainsi ces peintres enchanteurs 8
Qui des Amours tiennent l'école 8
De l'Amour qui fut leur idole 8
N'éprouvèrent que les rigueurs. 8
575 Mais leur voix touchante et sonore 8
S'est fait entendre à l'univers ; 8
Les Grâces ont appris leurs vers, 8
Et Paphos les redit encore. 8
Leurs peines, leurs chagrins d'un jour 8
580 Laissent une longue mémoire ; 8
Et leur muse, en cherchant l'Amour, 8
A du moins rencontré la Gloire. » 8
Florval ainsi critique les erreurs 10
Dont il ne peut garantir sa jeunesse : 10
585 Car trop souvent aux rives du Permesse 10
Pour le laurier il néglige les fleurs. 10
De ces récits l'enchaînement paisible 10
Du triste amant redoublait le chagrin ; 10
Il observait un silence pénible. 10
590 De sa maîtresse il se rapproche enfin : « 10
Rassurez-vous je vais par mon absence 10
Favoriser vos innocens projets. 10
— Il n'est plus temps d'éviter ma présence ; 10
J'ai pénétré vos sentimens secrets. 10
595 — Un autre plaît, et Laure est infidèle. 10
— A vos regards une autre est la plus belle. 10
— En lui parlant vous avez soupiré. 10
— Vous l'écoutiez, et vous n'écoutiez qu'elle. 10
— Aimez en paix ce rival adoré. 10
600 — Soyez heureux dans votre amour nouvelle. 10
— Oubliez-moi. — Je vous imiterai.» 10
Volny s'éloigne, et pour cacher ses larmes 10
Du bois voisin il cherche l'épaisseur. 10
Laure en gémit ; les plus vives alarmes 10
605 Vont la punir d'un moment de rigueur. 10
La Vanité se trouvant satisfaite, 10
Bientôt l'amour parle en maître à son cœur : 10
Elle maudit sa colère indiscrète, 10
S'accuse seule, et cache de sa main 10
610 Les pleurs naissans qui mouillent son beau sein. 10
Le regard morne et fixé sur la terre, 10
Volny déjà, seul avec son ennui, 10
Était entré dans la même chaumière 10
Que sa maîtresse habitait avec lui. 10
615 Faible, il s'assied sur ce lit de feuillage 10
Si bien connu par un plus doux usage. 10
Là tout-à-coup, au milieu des sanglots, 10
Son cœur trop plein s'ouvre, et laisse un passage 10
A la douleur qui s'exhale en ces mots : « 10
620 Ah ! je lirais d'un œil sec et tranquille 10
De mon trépas l'arrêt inattendu ; 10
Mais je succombe à ce coup imprévu, 10
Et sous son poids je demeure immobile. 10
Oui, pour jamais je renonce aux Amours, 10
625 A l'Amitié cent fois plus criminelle, 10
Et dans un bois cachant mes tristes jours, 10
Je haïrai ; la haine est moins cruelle. » 10
Tousses amis entrent dans ce moment. 10
Le cœur rempli de crainte et d'espérance, 10
630 Laure suivait ; elle voit son amant, 10
Et dans ses bras soudain elle s'élance. 10
L'ingrat Volny, pressé de toutes parts, 10
Ne voulut point se retourner vers Laure ; 10
Il savait trop qu'un seul de ses regards 10
635 Eût obtenu ce pardon qu'elle implore. « 10
Ah ! dans tes yeux mets au moins tes refus. — 10
Je suis trahi, non, vous ne m'aimez plus. » 10
Sa main alors repousse cette amante 10
Qui d'un seul mot attendait son bonheur ; 10
640 Mais aussitôt condamnant sa rigueur, 10
Il se retourne et la voit expirante. 10
A cet aspect quelle fut sa douleur ! 10
Il la saisit, dans ses bras il la presse, 10
Étend ses doigts pour réchauffer son cœur, 10
645 Lui parle en vain, la nomme sa maîtresse, 10
Et de baisers la couvre avec ardeur. 10
De ces baisers l'amoureuse chaleur 10
Rappelle enfin la bergère à la vie ; 10
Elle renaît, et se voit dans ses bras. 10
650 Quel doux moment ! son âme trop ravie 10
Retourne encore aux portes du trépas ; 10
Mais son ami par de vives caresses 10
Lui rend encor l'usage de ses sens. 10
Qui peut compter leurs nouvelles promesses, 10
655 Leurs doux regrets, leurs transports renaissans ? 10
Chaque témoin en devint plus fidèle. 10
Églé surtout regardait son amant, 10
Et soupirait après une querelle, 10
Pour le plaisir du raccommodement. 10
660 La troupe sort, et chacun dans la plaine 10
S'en va tresser des guirlandes de. fleurs. 10
Avec plus d'art mariant les couleurs, 10
Déjà Talcis avait fini fa sienne ; 10
Quand sa maîtresse, épiant le moment, 10
665 D'entre ses doigts l'arrache adroitement. 10
La jette au loin, sourit, et prend la fuite ; 10
Puis en arrière elle tourne des yeux 10
Qui lui disaient : Viens donc à ma poursuite. 10
Il la comprit, et n'en courait que mieux. 10
670 Mais un faux pas fit tomber la bergère, 10
Et du zéphyr le souffle téméraire 10
Vint dévoiler ce qu'on voile si bien. 10
On vit, Églé !… mais non, l'on ne vit rien ; 10
Car ton amant, réparant toutes choses, 10
675 Jeta sur toi des fleurs à pleines mains, 10
Et dans l'instant tous ces charmes divins 10
Furent cachés sous un monceau de roses. 10
De ses deux bras le berger qui sourit 10
Entoure Églé pour mieux cacher sa honte ; 10
680 Et ce taux pas rappelle à son esprit 10
Ce récit court, et qui n'est point un conte. 10
« Symbole heureux de la candeur, 8
Jadis plus modeste et moins belle, 8
Du lis qui naissait auprès d'elle 8
685 La rose eut, dit-on, la blancheur. 8
Elle était alors sans épine, 8
C'est un fait. Écoutez comment 8
Lui vint la couleur purpurine : 8
J'aurai conté dans un moment. 8
690 Dans ce siècle de l'innocence 8
Où les dieux un peu. plus humains, 8
Regardaient avec complaisance 8
L'univers sortant de leurs mains, 8
Où l'homme sans aucune étude. 8
695 Savait tout ce qu'il faut savoir, 8
Où l'amour était un devoir, 8
Et le plaisir une habitude, 8
Au temps où Saturne régna, 8
Une belle au matin de l'âge, 8
700 Une seule, notez cela, 8
Fut cruelle malgré l'usage. 8
L'histoire ne dit pas pourquoi ; 8
Mais elle avait rêvé, je gage, 8
Et crut après de bonne foi, 8
705 Qu'être vierge c'est être sage. 8
Je ne veux point vous raconter 8
Par quel art l'enfant de Cythère 8
Conduisit la simple bergère 8
A ce pas si doux à sauter : 8
710 Dans une aventure amoureuse. 8
Pour le conteur et pour l'amant 8
Toute préface est ennuyeuse, 8
Venons bien vite au dénoûment. 8
Elle y vint donc, et la verdure 8
715 Reçut ses charmes faits au tour 8
Qu'avait arrondis la Nature 8
Exprès pour les doigts de l'Amour. 8
Alors une bouche brûlante 8
Effleure et rebaise à loisir 8
720 Ces appas voués au plaisir, 8
Mais qu'une volupté naissante 8
N'avait jamais fait tressaillir. 8
La pudeur voit, et prend la fuite ; 8
Le berger fait ce qu'il lui plaît ; 8
725 La bergère tout interdite. 8
Ne conçoit rien à ce qu'il fait : 8
Il saisit sa timide proie ; 8
Elle redoute son bonheur, 8
Et commence un cri de douleur 8
730 Qui se termine en cris de joie. 8
Cependant du gazon naissant 8
Que foulait le couple folâtre, 8
Une rose était l'ornement : 8
Une goutte du plus beau sang 8
735 Rougit tout-à-coup son albâtre. 8
Dans un coin le fripon d'Amour 8
S'applaudissait de sa victoire, 8
Et voulant de cet heureux jour 8
Laisser parmi nous la mémoire : « 8
740 Conserve à jamais ta couleur, 8
Dit-il à la rose nouvelle ; 8
De tes sœurs deviens la plus belle ; 8
D'Hébé sois désormais la fleur ; 8
Ne crois qu'au mois où la nature 8
745 Renaît au souffle du printemps, 8
Et d'une beauté de quinze ans 8
Sois le symbole et la peinture. 8
Ne te laisse donc plus cueillir 8
Sans faire éprouver ton épine ; 8
750 Et qu'en te voyant on devine 8
Qu'il faut acheter le plaisir. ». 8
Ce récit n'est point mon ouvrage, 8
Et mes yeux l'ont lu dans Paphos 8
A mon dernier pèlerinage. 8
755 En apostille étaient ces mots : 8
Tendres amans, si d'aventure. 8
Vous trouvez un bouton naissant, 8
Cueillez ; le bouton en s'ouvrant 8
Vous guérira de la piqûre. » 8
760 Florval alors s'assied contre un ormeau. 10
Sur ses genoux ses deux mains rapprochées 10
Tiennent d'Églé les paupières cachées, 10
Et de son front portent le doux fardeau. 10
Tous à la fois entourent la bergère 10
765 Qui leur présente une main faite au tour, 10
Et les invite à frapper tour-à-tour. 10
Naïs approche et frappe la première. 10
Pour mieux tromper, elle écarte les doigts, 10
Et sur le coup fortement elle appuie. 10
770 La main d'albâtre en fut un peu rougie. 10
Églé se tourne, examine trois fois, 10
Et sur Volmon laisse tomber son choix. 10
— Ce n'est pas lui ; replacez-vous encore. 10
Elle obéit, et soudain son amant 10
775 Avec deux doigts la touche obliquement. 10
— Oh ! pour le coup, j'ai bien reconnu Laure. 10
— Vous vous trompez, lui dit-on sur-le-champ, 10
Et l'on sourit de sa plainte naïve. 10
Déjà Zulmis lève une main furtive ; 10
780 Mais le joueur, moins juste que galant, 10
Ouvre ses doigts', et permet à la belle 10
De l'entrevoir du coin de la prunelle. 10
Cette fois donc Églé devine enfin. 10
L'autre à son tour prend la place, et soudain 10
785 Sur ses beaux doigts qui viennent de s'étendre 10
Est déposé le baiser le plus tendre. 10
Oh ! c'est Volmon, je le reconnais là. 10
Volmon se tut, mais son souris parla. 10
Sur le gazon la troupe dispersée 10
790 Goûtait le frais qui tombait des rameaux. 10
Volmon rêvait à des plaisirs nouveaux, 10
Et ce discours dévoila sa pensée : 10
« L'histoire dit qu'à la cour de Cypris 10
On célébrait une fête annuelle, 10
795 Où du baiser l'on disputait le prix. 10
On choisissait des belles la plus belle, 10
Jeune toujours, et n'ayant point d'amant. 10
Devant l'autel sa main prêtait serment ; 10
Puis sous un dais de myrte et de feuillage 10
800 Des combattans elle animait l'ardeur, 10
Et dans ses doigts elle tenait la fleur 10
Qui du succès devait être le gage. 10
Tous les rivaux inquiets et jaloux, 10
Formant des vœux, arrivaient à la file ; 10
805 Devant leur juge ils ployaient les genoux ; 10
Et chacun d'eux sur sa bouche docile 10
De ses baisers imprimait le plus doux. 10
Heureux celui dont la lèvre brûlante 10
Plus mollement avait su se poser ! 10
810 Heureux celui dont le simple baiser 10
Du tendre juge avait fait une amante ! 10
Soudain sur lui les regards se fixaient, 10
Et tous peignaient le désir et l'envie ; 10
A ses côtés les fleurs tombaient en pluie ; 10
815 Les cris joyeux qui dans l'air s'élançaient 10
Le faisaient roi de l'amoureux empire ; 10
Son nom chéri, mille fois répété, 10
De bouche en bouche était bientôt porté, 10
Et chaque belle aimait à le redire. 10
820 Le lendemain, les filles à leur tour 10
Recommençaient le combat de la veille. 10
Que de baisers prodigués en ce jour ! 10
L'heureux vainqueur sur sa bouche vermeille 10
De ses baisers comparait la douceur ; 10
825 Plusieurs d'entre eux surpassaient son attente ; 10
Ses yeux remplis d'une flamme mourante 10
Laissaient alors deviner son bonheur ; 10
Ses sens noyés dans une longue ivresse 10
Sous le plaisir languissaient abattus : 10
830 Aussi le soir sa bouche avec mollesse 10
S'ouvrait encore, et ne se fermait plus. 10
Renouvelons la fête de Cythère ; 10
De nos baisers essayons le pouvoir ; 10
Dans l'art heureux de jouir et de plaire 10
835 On a toujours quelque chose à savoir. » 10
« Non, dit Églé, ce galant badinage 10
Ne convient plus dès qu'on a fait un choix ; 10
Le tendre Amour ne veut point de partage ; 10
Et tout ou rien est une de ses lois. » 10
840 Zéphyre alors commençant à renaître, 10
Vient modérer les feux brûlans du jour ; 10
Chacun retourne à son travail champêtre ; 10
Disons plutôt à celui de l'amour. 10
Bois favorable, et qui jamais peut-être 10
845 N'avais prêté ton ombre à des heureux, 10
Tu fus alors consacré par leurs jeux. 10
Couché sur l'herbe entre les bras de Laure, 10
Volny mourait et renaissait encore ; 10
Et sous ses doigts la pointe du couteau 10
850 Grava ces vers sur le plus bel ormeau : « 10
Vous, qui venez dans ce bocage, 8
A mes rameaux qui vont fleurir 8
Gardez-vous bien de faire outrage, 8
Respectez mon jeune feuillage ; 8
855 Il a protégé le plaisir. » 8
Un lit de fleurs s'étendait sous l'ombrage ; 10
Ce peu de mots en expliquait l'usage : « 10
Confident de mon ardeur, 7
Bosquet, temple du bonheur, 7
860 Sois toujours tranquille et sombre : 7
Et puisse souvent ton ombre 7
Cacher aux yeux des jaloux 7
Une maîtresse aussi belle, 7
Un amant aussi fidèle, 7
865 Et des plaisirs aussi doux ! » 7
De ses rayons précipitant le reste, 10
Phébus touchait aux bornes de son cours, 10
Et s'en allait dans le sein des Amours 10
Se consoler de la grandeur céleste ; 10
870 Son disque d'or qui rougit l'horizon 10
Ne se voit plus qu'à travers le feuillage ; 10
Et du coteau s'éloignant davantage, 10
L'ombre s'allonge et court dans le vallon. 10
Enfin la troupe au château retournée 10
875 De la cité prend le chemin poudreux ; 10
Mais tous les ans elle vient dans ces lieux 10
Renouveler la champêtre journée. 10
ÉPILOGUE
C'était ainsi que ma muse autrefois, 10
Fuyant la ville et cherchant la nature, 10
880 De l'âge d'or retraçait la peinture, 10
Et s'égarait sous l'ombrage des bois. 10
Pour y chanter, je reprenais encore 10
Ce luth facile, oublié de nos jours, 10
Et qui jadis dans la main des Amours 10
885 Fit résonner le nom d'Éléonore. 10
Mon cœur naïf, mon cœur simple et trompé, 10
N'ayant alors que les goûts de l'enfance, 10
A tous les cœurs prêtait son innocence. 10
Ce rêve heureux s'est bientôt dissipé. 10
890 D'un doigt léger pour moi la Parque file 10
Depuis vingt ans de cinq autres suivis ; 10
La Raison vient, j'entrevois les Ennuis 10
Qui sur ses pas arrivent à la file. 10
Mes plus beaux jours sont donc évanouis ! 10
895 Illusions, qui trompez la jeunesse, 10
Amours naïfs, transports, première ivresse, 10
Ah ! revenez. Mais hélas ! je vous perds ; 10
Et sur le luth mes mains appesanties 10
Veulent enfin former de, nouveaux airs. 10
900 Il n'est qu'un temps pour les douces folies ; 10
Il n'est qu'un temps pour les aimables vers. 10
logo du CRISCO logo de l'université