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Évariste de PARNY
Œuvres complètes
tome I
1775-1806
LE VOYAGE DE CÉLINE
« La nuit s'écoule, et vainement 8
J'attends l'ingrat qui me délaisse. 8
Quelle froideur dans un amant ! 8
Quel outrage pour ma tendresse ! 8
5 Hélas ! l'hymen fait mon malheur ; 8
Libre enfin, jeune encore et belle, 8
J'aimai, je connus le bonheur ; 8
Et voilà Dorval infidèle ! 8
Chez un peuple sensible et bon, 8
10 Si noble et si galant, dit-on, 8
Combien les femmes sont à plaindre ! 8
L'hymen, l'amour, l'opinion, 8
Les lois même, il leur faut tout craindre 8
Trop heureux ce monde lointain, 8
15 Fidèle encore à la nature, 8
Où l'amour est sans imposture, 8
Sans froideur, sans trouble et sans fin ! » 8
Pendant cette plainte chagrine, 8
Du jour tombe le vêtement, 8
20 Et sur le duvet tristement 8
Se penche la jeune Céline. 8
Un propice habitant du ciel, 8
Connu de la Grèce païenne, 8
Une substance aérienne 8
25 Que là-haut on nomma Morphel, 8
Descend, l'emporte, et la dépose 8
Dans ce désert si bien chanté, 8
Sur ces joncs si fameux qu'arrose 8
Le Mississipi tant vanté. 8
30 Des vrais amours c'est le théâtre. 8
Heureuse Céline ! en marchant, 8
La ronce et le caillou tranchant 8
Ensanglantent tes pieds d'albâtre ; 8
Mais ils sont vierges ces cailloux, 8
35 Vierges ces ronces ; quel délice ! 8
Vierge encore est ce précipice : 8
Pourquoi fuir un danger si doux ? 8
Dans ce moment vers notre belle 8
Un homme accourt ; noir, sale et nu, 8
40 Debout il reste devant elle, 8
Et regarde : cet inconnu 8
Est un sauvage véritable, 8
Étranger aux grands sentimens, 8
Bien indigène, et peu semblable 8
45 Aux sauvages de nos romans. 8
Je t'épouse, mais rien ne presse ; 8
En attendant, prends sur ton dos 8
Ces outils, ces pieux et ces paux ; 8
Double ta force et ton adresse. 8
50 Au pied de ce coteau lointain 8
Cours vite, choisis bien la place, 8
Et bâtis ma hute ; demain 8
Je te rejoins, et de ma chasse 8
Pour moi tu feras un festin : 8
55 Je pourrai t'en livrer les restes 8
Bonsoir ; bannis cet air chagrin, 8
Et relève ces yeux modestes : 8
Tu le vois, ton maître est humain. » 8
Qu'en dites-vous, jeune Céline ? 8
60 Rien ; elle pleure, et de Morphel 8
Fort à propos l'aile divine 8
L'emporte sous un autre ciel. 8
La voilà planant sur les îles 8
De ce pacifique océan, 8
65 Qui ne l'est plus, quand l'ouragan 8
Vient fondre sur les flots tranquilles, 8
Ce qu'il fait souvent, comme ailleurs. 8
De vingt peuplades solitaires 8
Elle observe les lois, les mœurs, 8
70 Et surtout les galans mystères ; 8
Mystères ? non pas ; leur amour 8
A la nuit préfère le jour. 8
Céline, en détournant la vue : « 8
L'innocence est aussi trop nue, 8
75 Trop cynique ; ces bonnes gens, 8
Moins naturels, seraient plus sages. 8
A l'Amour quels tristes hommages ! 8
Les malheureux n'ont que des sens. 8
Quoi ! jamais de jalouses craintes ? 8
80 Jamais de refus ni de plaintes ? 8
Point d'obstacles, point d'importuns ? 8
La rose est ici sans piqûre, 8
Mais sans couleur et sans parfums. 8
Un peu d'art sied à la nature ; 8
85 Oui, sur l'étoffe de l'amour 8
Elle permet la broderie. 8
Adieu donc, adieu sans retour 8
A toute la sauvagerie, 8
Bonne dans les romans du jour. » 8
90 Hélas ! elle n'en est pas quitte,' 8
Et se trouve, non sans regrets, 8
Parmi les nouveaux Zélandais. 8
La peuplade qu'elle visite 8
D'une zagaie arme sa main, 8
95 Y joint une hache pesante, 8
Et marche fière et menaçante 8
Contre le repaire voisin. 8
Femmes, enfans, et leurs chiens même, 8
Tout combat, l'ardeur est extrême, 8
100 Chez Céline extrême la peur. 8
Les siens sont battus ; le vainqueur 8
Saisit sa belle et douce proie ; 8
Il touche, en grimaçant de joie, 8
La jambe, les mains et les bras ; 8
105 Il touche aussi la gorge nue, 8
Et dit : « Elle est jeune et dodue ; 8
Pour nous quel bonheur, quel repas ! » 8
Elle frémit, et sur sa tête, 8
Ses cheveux se dressent ; Morphel 8
110 Dérange ce festin cruel ; 8
En Chine elle fuit et s'arrête. 8
Près d'elle passe un Mandarin, 8
Qui la voit, l'emmène et l'épouse. 8
Il n'aimait pas ; mais à Pékin 8
115 L'indifférence est très jalouse. 8
Céline d'un brillant palais 8
Devient la reine ; hélas ! que faire, 8
Dans un grand palais solitaire, 8
D'une royauté sans sujets ? 8
120 D'honneurs lointains on l'environne, 8
A ses beaux yeux à peine on donne 8
Du jour quelques faibles rayons, 8
Et dans le fer on emprisonne 8
La blancheur de ses pieds mignons. 8
125 L'époux du moins est-il fidèle ? 8
Touche-t-il à ce doux trésor, 8
Et sait-il que sa femme, est belle ? 8
Point ; il achète au poids de l'or 8
Une guenon et pis encor. 8
130 Bon Morphel, hâtez-vous ; Céline 8
Jamais n'habitera la Chine. 8
Il est sans doute moins-jaloux, 8
Et plus brave il sera plus doux, 8
Le fier et vagabond Tartare, 8
135 Vainqueur des Chinois si rusés, 8
Si nombreux, et nommé barbare 8
Par ces fripons civilisés. 8
D'une cabane solitaire 8
S'approche la belle étrangère ; 8
140 Elle entre ; quoi ! point d'habitans ? 8
Vient un jeune homme, en trois instans 8
Elle est amante, épouse, mère : 8
En voyage on abrége tout. 8
Plaignons cette mère nouvelle. » 8
145 Du ménage le soin t'appelle, 8
Dit son Tartare ; allons, debout ! » 8
Elle se lève, il prend sa place, 8
Hume le julep efficace, 8
Avale un bouillon succulent, 8
150 Puis un autre, craint la froidure, 8
Dans les replis d'une fourrure 8
S'enfonce, parle d'un ton lent 8
Tient sur sa poitrine velue, 8
Et berce dans sa large main, 8
155 L'enfant que sa mère éperdue 8
Abandonne et reprend soudain ; 8
Reçoit la bruyante visite 8
De l'ami qui le félicite, 8
Des parens et des alentours ; 8
160 Et pendant tous ces longs discours, 8
La jeune épouse qu'on délaisse 8
S'occupe, malgré sa faiblesse, 8
De l'accouché qui boit toujours. « 8
A ce sot usage, dit-elle ; 8
165 Il faudra bien s'accoutumer. 8
Mon époux du reste est fidèle, 8
Point négligent ; on peut l'aimer. » 8
Tout en aimant, dans leur chaumière. 8
Leur bienveillance hospitalière 8
170 Admet un soir deux voyageurs, 8
L'un vieux, l'autre jeune : on devine 8
Qu'avec grâce et gaîté Céline 8
Du souper leur fait les honneurs. 8
Sa curiosité naïve 8
175 Les écoute et devient plus vive. 8
Mais pendant les récits divers, 8
Sur leurs yeux les pavots descendent, 8
Et séparément ils s'étendent 8
Sur des joncs de peaux recouverts. 8
180 La Tartarie est peu jalouse. 8
« Va, dit-elle à la jeune épouse, 8
Offre tes attraits au plus vieux : 8
— Y pensez-vous ? — Un rien t'étonne. 8
Va, l'hospitalité l'ordonne. 8
185 — Vous y consentez ? — Je fais mieux, 8
Je l'exige. — Mais il faut plaire, 8
Pour être aimé ; sans le désir, 8
Comment peut naître le plaisir ? 8
Je n'en ai point. — Tant pis, ma chère ; 8
190 Il en aura, lui, je l'espère. 8
S'il n'en avait pas ! sur mon front 8
Quel injuste et cruel affront ! » 8
Elle obéit, non sans scrupule, 8
Et revient un moment après. 8
195 « Déjà ? dit l'époux ; tes attraits… 8
— Votre coutume est ridicule, 8
Et vous en êtes pour vos frais. 8
— L'insolent ! s'il paraît coupable, 8
Son âge est une excuse. — Non. 8
200 La fatigue… — Belle raison ! 8
— Cependant le sommeil l'accable. 8
— J'y mettrai bon ordre ; un bâton !» 8
A grands coups il frappe, réveille, 8
Chasse, poursuit le voyageur, 8
205 Et venge son étrange honneur. 8
Puis il dit : « L'autre aussi sommeille ; 8
Mais avant tout il voudra bien 8
Faire son devoir et le mien. 8
Va. — Peux-tu… ?— Point de remontrance. 8
210 J'ai cru qu'on savait vivre en France. » 8
Tout s'apprend ; à vivre elle apprit. 8
L'étranger poursuit son voyage ; 8
A sa femme docile et sage 8
Le mari satisfait sourit, 8
215 Et dit d'une voix amicale : 8
« Écoute : la foi conjugale 8
A l'usage doit obéir ; 8
Mais à présent il faut, ma chère, 8
Expier ta nuit, et subir 8
220 Une pénitence légère. » 8
Le houx piquant arme sa main ; 8
Son épouse répand des larmes, 8
Et les larmes coulaient en vain ; 8
Aux fouets Morphel soustrait ses charmes. 8
225 Voici l'Inde ; spectacle affreux ! 8
Que veulent ces coquins de Brames, 8
D'un bâcher excitant les flammes, 8
Et ce peuple abruti par eux ? « 8
La victime est jeune et jolie, 8
230 Répète Céline attendrie : 8
Je la plains, et l'usage a tort. 8
On doit pleurer un mari mort, 8
Et sans lui, détester la vie ; 8
Mais le suivre ! c'est par trop fort. » 8
235 Vers Ceylan l'orage la pousse. 8
La loi dans cette île est très douce, 8
Et deux maris y sont permis. 8
Céline plaît à deux amis. 8
Entre eux ils disent : « Femme entière 8
240 Pour chacun de nous est trop chère ; 8
Partageons ; à son entretien 8
Alors suffira notre bien. 8
Si l'épouse est active et sage, 8
Les seins, les comptes du ménage, 8
245 Par elle seront mieux réglés : 8
Les garçons toujours sont volés. » 8
Que fait Céline ? Une folie. 8
Mais l'amour jamais en Asie 8
Ne se file ; point de délais ; 8
250 Et voilà nos deux Chingulais 8
Mariés par économie. 8
La beauté partout a des droits : 8
Pour Céline le premier mois 8
Fut neuf et vraiment admirable, 8
255 Le second seulement passable, 8
Le troisième assez misérable, 8
Le quatrième insupportable. « 8
J'aurais dû prévenirprévoir ces dégoûts, 8
Dit-elle ; quel sot mariage ! 8
260 L'homme qui consent au partage 8
N'est point amant, pas même époux. 8
Au public je parais heureuse : 8
J'ai de beaux schals, un bel écrin, 8
Et dans mon léger palanquin 8
265 Je sors brillante et radieuse ; 8
Je suis maîtresse à la maison, 8
Mais toujours seule : ma raison 8
Sait juger les lois politiques, 8
Et les abus enracinés ; 8
270 Dans les états bien gouvernés, 8
Il n'est point de filles publiques, » 8
Passons-lui cet arrêt léger, 8
Ne fut-ce que pour abréger. 8
Jeune femme que l'on offense 8
275 Trouve aisément à se venger ; 8
Mais, quoique juste, la vengeance 8
Pour elle n'est pas sans danger. 8
Chez leur épouse avec mystère 8
Les deux amis entrent un soir. 8
280 Que veulent-ils ? le froid devoir 8
A la beauté pourrait il plaire ? 8
Au devoir ils ne pensent guère. 8
A quoi donc ? Vous l'allez savoir : 8
L'un d'opium tient un plein verre, 8
285 L'autre un lacet ; il faut choisir. 8
Non, répond-elle, il faut partir. 8
Elle part, vole, voit l'Afrique, 8
Passe le brûlant équateur, 8
Et, chez un peuple pacifique, 8
290 Trouve l'amour et le bonheur. 8
Est-il de bonheur sans nuage ? 8
Son amant l'observe de près, 8
Il craint ; et, fidèle à l'usage, 8
Il s'adresse à l'aréopage, 8
295 Composé de vieillards discrets. 8
En pompe on vient prendre Céline, 8
Et dans le temple on la conduit. 8
Blanche et triste y sera sa nuit : 8
De l'inconstance féminine 8
300 L'ange correcteur descendra, 8
Et Céline s'en souviendra. 8
En effet, il vient ; notre belle, 8
Tombant sous sa robuste main, 8
Frissonne, et la verge cruelle 8
305 Va punir un crime incertain : 8
Du pays c'est l'usage étrange. 8
Mais, par un miracle imprévu, 8
Un éclat soudain répandu 8
Remplit le temple ; voilà l'ange 8
310 Qui s'échappe sans dire un mot ; 8
Et Céline crie aussitôt : 8
« Quoi ! c'est mon amant ? Quel outrage ! 8
Quelle ruse ! quoique sauvage, 8
Ma foi, ce peuple n'est point sot. » 8
315 Fuyez, le danger peut renaître. 8
On parle d'un peuple voisin ; 8
Chez ce peuple la loi peut-être 8
Vous accorde un plus doux destin 8
Il faut tout voir et tout connaître. 8
320 Elle arrive, et sourit d'abord. 8
Point de princes, mais des princesses 8
Dont les refus ou les caresses 8
De leurs époux règlent le sort, 8
L'époux n'a qu'un mince partage. 8
325 De sa femme empruntant l'éclat, 8
Prince sans cour et sans éclat, 8
Il plaît, c'est son seul apanage ; 8
Amour éternel et soumis, 8
C'est sa dette ; de par l'usage, 8
330 A l'épouse tout est permis, 8
A l'époux rien ; veillé par elle, 8
S'il s'avise d'être infidèle, 8
Le voilà déprincipisé, 8
Battu, proscrit et méprisé. 8
335 Vous soupirez, belle Céline ! 8
Qu'avez-vous donc, Je le devine. 8
Il faut un trône à la beauté ; 8
Qu'elle règne c'est son partage ; 8
Mais ce principe clair et sage, 8
340 Par les poètes adopté, 8
Et dans les chansons répété, 8
N'a point encor changé l'usage ; 8
L'usage est un vieil entêté. « 8
Ce pays, si j'étais princesse, 8
345 Dit Céline, me plairait fort ; 8
Mais des autres femmes le sort, 8
Comme ailleurs m'afflige et me blesse. 8
Que je hais la loi du plus fort ! » 8
Si la force, frondeuse aimable, 8
350 Est parfois injuste pour vous, 8
La loi du plus faible, entre nous, 8
Serait-elle bien équitable ? 8
Sar ce point on disputera, 8
Et jamais on ne s'entendra. 8
355 Femme jolie est difficile. 8
Morphel, toujours preste et docile, 8
La transporte plus loin, plus près, 8
Je ne sais où : dans cet asile 8
Ses vœux seront-ils satisfaits ? 8
360 Un peuple immense l'environne ; 8
D'or et de myrte on la couronne ; 8
Avec pompe sur un autel 8
Un groupe amoureux la dépose ; 8
A ses pieds qui foulent la rose 8
365 On brûle un encens solennel ; 8
Les hymnes montent jusqu'au ciel : « 8
Jadis dans ses plus beaux ouvrages 8
L'homme adora le Créateur, 8
Mais du jour l'astre bienfaiteur 8
370 Avait-il droit à tant d'hommages ? 8
Femmes, nos vœux reconnaissans 8
Réparent cette longue injure : 8
Doux chef-d'œuvre de la nature, 8
Reçois notre éternel encens. » « 8
375 Messieurs, dit-elle, quel prodige ; 8
Chez les plus forts tant de raison, 8
Tant de justice ! Mais où suis-je ? 8
De ce pays quel est le nom ? » 8
Une voix lui répond : « Princesse, 8
380 Reine, impératrice, déesse, 8
Régnez sur un peuple d'amans. 8
Pour les hommes sont la tristesse, 8
L'espoir timide, les tourmens, 8
La folle et jalouse tendresse, 8
385 Et l'esclavage des sermens ; 8
Pour vous toujours nouvelle ivresse, 8
Toujours nouveaux enchantemens, 8
Mêmes attraits, même jeunesse ; 8
Et les plaisirs pour votre altesse 8
390 Eu jours changeront leurs momens : 8
Elle est au pays des romans. » 8
Tout disparaît, et c'est dommage. 8
Cet épisode du voyage 8
Coûte à Céline quelques pleurs. 8
395 Pour la distraire, au loin son guide 8
La promène d'un vol rapide. 8
Dans un bois d'orangers en fleurs, 8
Qu'un vent doux rafraîchit sans cesse, 8
Elle entre, et dit : « Lieux enchanteurs ! 8
400 Où sont vos heureux possesseurs ? » 8
Passent un Caffre et sa maîtresse. 8
Quelle maîtresse ! Pour cheveux, 8
L'épaisseur d'une courte laine ; 8
Pour habit, des signes nombreux 8
405 Imprimés sur la peau d'ébène ; 8
Le front et le nez aplatis, 8
Des deux lèvres la boursouflure, 8
Bouche grande et les yeux petits, 8
Un sein flottant sur la ceinture ; 8
410 Bref, le fumet de la nature, 8
Et ses gestes trop ingénus ; 8
Chez les Caffres telle est Vénus. 8
L'orgueil est parfois raisonnable : 8
Céline donc de sa beauté 8
415 Prévoit l'effet inévitable, 8
Et craint un viol effronté. 8
Touchantes, mais vaines alarmes ! 8
A l'aspect de ces nouveaux charmes, 8
L'Africain recule surpris, 8
420 De la surprise passe aux ris, 8
Et dit : « O l'étrange figure ! 8
D'où vient cette caricature ? 8
Ils sont plaisans ces cheveux blonds, 8
Flottant presque jusqu'aux talons. 8
425 Quelle bouche ! on la voit à peine. 8
Jamais sein, chez l'espèce humaine, 8
D'une orange eut-il la rondeur ? 8
Vive une molle négligence ! 8
Des yeux bleus ! Quelle extravagance ! 8
430 Blanche et rose ! Quelle fadeur ! 8
Va, guenon, cache ta laideur. » 8
Céline, étouffant de colère, 8
S'enfuit, et ne pouvant mieux faire : « 8
Ce pays, malgré son beau ciel, 8
435 Malgré son printemps éternel, 8
De tous est le moins habitable. » 8
Elle dit : l'ange secourable 8
De ces mots devine le sens ; 8
Il l'enlève, et tandis qu'il vole, 8
440 Par quelques grains d'un doux encens 8
Sa bienveillance la console. 8
Céline, moins timide alors, 8
Regarde son guide, soupire, 8
Et son trouble en vain semble dire 8
445 Pourquoi n'avez-vous pas un corps ? 8
Dans les plaines de la Syrie 8
Enfin la dépose Morphel. 8
Partout on rencontre Israël ; 8
Israël la trouve jolie, 8
450 La mène au marché de Damas, 8
Et met en vente ses appas. 8
Auriez-vous donc un prix, Céline ? 8
Un gros Turc arrive en fumant, 8
De la tête aux pieds l'examine, 8
455 Toujours fume, et dit froidement, 8
« Est-elle vierge ? — Non, Française. 8
— Combien ?— Mille piastres. — Ah, juif ! 8
— Grâce et gentillesse. — Fadaise. 8
— Le regard doux et fin. — Trop vif. 8
460 J'aimerais mieux une maîtresse 8
D'esprit et de corps plus épaisse. 8
Mais passons sur ce dernier point ; 8
Du repos ; un mois d'épinettes, 8
Et de baume force boulettes, 8
465 Doubleront ce mince embonpoint. 8
Trois cents piastres. — Par le prophète, 8
Je suis des juifs le plus honnête, 8
Et je veux au fond des enfers 8
Tomber vivant… — Point de blasphème ; 8
470 Adieu.— Cinq cents ?— Trois cents, et même… 8
— Allons, prenez-la ; mais j'y perds. » 8
L'autre paie, à regret peut-être, 8
Et lentement s'éloigne ; en maître 8
A sa porte il frappe trois coups : 8
475 Aussitôt se meuvent et crient 8
Serrures, barres et verroux. 8
Pauvre Céline, où tombez-vous ! 8
Trois rivales ? elles sourient, 8
Mais de dépit, et le courroux 8
480 S'allume dans leurs yeux jaloux. 8
L'injure peut-être allait suivre ; 8
Le Mustapha, sans s'émouvoir, 8
D'un mot les rend à leur devoir : « 8
Paix et concorde, ou je vous livre 8
485 Aux fouets du vieil eunuque noir. » 8
En vain leur fierté mécontente 8
Fit valoir ses droits au mouchoir ; 8
Il fallut à la débutante 8
Céder le rôle et le boudoir. 8
490 Point de premier acte en Turquie ; 8
La Française y tenait un peu, 8
Le Musulman siffle son jeu, 8
Et se fâche ; la comédie 8
Devient drame, et puis tragédie. 8
495 Céline donc, par dénoûment, 8
Prend un stylet de diamant, 8
Le laisse échapper, le relève, 8
S'éveille avant le coup fatal, 8
Et s'écrie : « Ah ! c'est toi, Dorval ? 8
500 Après je te dirai mon rêve. » 8
Malgré quelques légers dégoûts, 8
Mesdames, demeurez en France. 8
Le pays de la tolérance 8
Est-il sans agrémens pour vous ? 8
505 Trop souvent un épais nuage 8
Obscurcit le ciel des amours, 8
Et sur l'hymen gronde l'orage ; 8
Mais si vous donnez les beaux jours, 8
Convenez-en, presque toujours 8
510 Les tempêtes sont votre ouvrage : 8
Quelle imprévoyance, et parfois 8
Quelle erreur dans vos premiers choix ! 8
L'ennui peut paraître incommode : 8
Le mot de mœurs est à la mode, 8
515 La moralité vous poursuit ; 8
En prose, en vers, même en musique, 8
Sans goût, sans cause, on vous critique, 8
Sans fin, sans trêve, on vous instruit ; 8
Maint vieux libertin émérite, 8
520 Maint petit rimeur hypocrite, 8
Maint abonné dans maint journal, 8
De vos plaisirs, de vos parures, 8
De vos talens, de vos lectures, 8
Se fait contrôleur général : 8
525 Eh bien ! a tout cela quel mal ? 8
De vous ces gens n'approchent guère, 8
Et vous ne lisez pas, j'espère, 8
Un sot qui croit être moral. 8
Cessez donc, vos plaintes, Mesdames, 8
530 L'infatigableinfaillible Église jadis 8
A vos corps si bien arrondis 8
Durement refusa des âmes ; 8
De ce concile injurieux 8
Subsiste encor l'arrêt suprême ; 8
535 Qu'importe ? Vous charmez les yeux, 8
Le cœur, les sens, et l'esprit même ; 8
Des âmes ne feraient pas mieux. 8
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