Métrique en Ligne
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corpus Pamela Puntel
Édouard PAILLERON
LE DÉPART
1870
LE DÉPART
VERS DITS PAR M. DELAUNAY SUR LA SCÈNE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS
VENDU AU BÉNÉFICE
DE LA CAISSE DES SOUSCRIPTIONS PATRIOTIQUES
I
L'an I fut une époque effroyable.
Les rois
Sur notre république avaient tous à la fois, 12
Comme sur une louve une meute affamée, 12
Lâché tous les chenils de leur immense armée, 12
5 Et la tenaient traquée en des cercles ardents. 12
Partout, on se battait partout, dehors, dedans ! 12
Car l'émeute, elle aussi, l'avait prise à la gorge. 12
Et, nuit et jour, le sol fumait comme une forge, 12
Et l'on n'avait rien vu de pareil à cela. 12
10 Sachant bien que le cœur des siècles battait là, 12
L'Europe de la France avait fait une cible. 12
La frontière trouée, ouverte, comme un crible, 12
Laissait les ennemis entrer de tous côtés ; 12
Et, trahis par Luckner, par Brunswick insultés, 12
15 Les nôtres reculaient, fuyaient, rendaient les villes. 12
Le désespoir faisait faire des choses viles, 12
Car on voit quelquefois désespérer les forts. 12
La jeune Liberté râlait.
Ce fut alors
Que, vaincue et perdant son sang par vingt batailles, 12
20 La Patrie en danger, du fons de ses entrailles, 12
Poussa ce dernier cri qui mit le monde en rut… 12
Or, Dieu ne voulait pas que sa France mourût. 12
Et voilà que l'on vit, dans un élan superbe, 12
Pressé, touffu, sortant de terre comme l'herbe, 12
25 Tout un peuple surgir au cri de Liberté. 12
Ah ! c'était une armée étrange, en vérité, 12
et ses soldats n'avaient ni l'âge ni la taille, 12
Mais tous ils étaient bons pour la sainte bataille : 12
Ceux qui ne savaient pas tuer savaient mourir, 12
30 On les voyait à flots et sans trêve accourir 12
Comme la mer, pareils aux Barbares antiques, 12
Hâves, déguenillés, farouches, magnifiques, 12
Le bonnet rouge en tête et la paille aux sabots… 12
Ah ! comme en ces jours-là nos pères étaient beaux 12
35 Alors qu'à larges pas, rythmant la Marseillaise, 12
ils se ruaient ensemble à la grande fournaise ! 12
Tous y couraient, joyeux et déjà triomphants, 12
Et les femmes en pleurs et les petits enfants, 12
Curieux, regardaient comment se fait l'histoire. 12
40 Ne pouvant la séduire, ils violaient la Victoire, 12
Ces rustres, sans fusils, sans pain, sans généraux, 12
Et pour tacticiens n'ayant que des héros ! 12
Avec leurs pistolets rouillés, avec leurs piques, 12
Ces canailles faisaient des actions épiques, 12
45 Et riaient du canon, et mouraient en chantant. 12
Et toujours ils venaient, toujours !… Il en vint tant, 12
Que, lasse de faucher cette moisson humaine, 12
La Fortune à la fin se fit républicaine, 12
Et que les rois, perdus dans ce pullulement 12
50 Des barbares du droit, pris d'épouvantement, 12
S'enfuirent de ce pas que la peur éperonne, 12
Sentant à leur front blême osciller leur couronne. 12
Ceux de ces guerres-là ne sont pas revenus. 12
Ils sont tombés, obscurs ; de ces grands inconnus 12
55 À peine quelques-uns sont assis dans l'histoire. 12
Ils étaient trop. La mort en perdait la mémoire 12
Et l'avenir d'ailleurs, eût-il connu leurs noms, 12
Eût pour tant de héros manqué de Panthéons. 12
Qu'importe ! ils ont bâti leur œuvre granitique. 12
60 A l'épopée immense ils ont fait un portique 12
Immense, et sous lequel nos gloires désormais 12
Pourront passer toujours sans se courber jamais ! 12
II
Et vous, soldats nouveaux de la nouvelle guerre, 12
Qui partez aujourd'hui comme il partaient naguère, 12
65 Dans l'éblouissement d'un jour, comme ce jour 12
Où le cœur du pays battait d'un seul amour : 12
Volontaires, conscrits, vétérans à leurs tailles, 12
Qui déjà, dans le ciel orageux des batailles 12
Avez fait rayonner l'arc-en-ciel du drapeau, 12
70 Vainqueurs de Malakof et de Solférino, 12
Soldas ! et vous aussi, du fer de votre épée, 12
Vous bâtirez au siècle une grande épopée ! 12
Vous suivrez le chemin qu'ont suivi les aïeux. 12
Après quatre-vingt ans, vous vous levez comme eux, 12
75 Et vous allez comme eux, et pour le même culte, 12
Sur le même ennemi venger la même insulte, 12
Et respirer leur âme et marcher dans leurs pas… 12
Allez donc, fils de ceux qui ne reculaient pas ! 12
Allez ! rien qu'à vous voir passer, la vieille France, 12
80 sentant jusqu'à la foi grandir son espérance, 12
A reconnu les fils de ses fils les Titans… 12
Allez, frères ! la France est calme et dit : J'attends. 12
ÉDOUARD PAILLERON
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