Métrique en Ligne
NOU_5/NOU199
Germain NOUVEAU
COMPLÉMENTS
1872-1918
PREMIERS POÈMES
(1872-1879)
Cadenette
Oui, je sais bien, c'était une grue, et vulgaire ! 12
Ça vint au monde « à la guerre comme à la guerre » 12
Dans ce Paris mêlé des arrondissements 12
Excentriques, parmi les lourds désœuvrements 12
5 D'un faux ménage ayant pris la vie « à la douce ». 12
Son enfance fut un « va comme je te pousse » 12
Tel, que jamais la lune ignoble qui, des jours 12
De souffrance, glisse au grabat de ces amours, 12
N'éclaira de frimousse, hélas ! plus insensée, 12
10 Que cet angelot sale à l'âme éclaboussée ! 12
Le jour, elle vachait aux tables, du trottoir 12
À la cuisine humide, au son de l'entonnoir 12
Du père — mastroquet cher aux cochers de fiacre, 12
— Une pratique qui se soûle, chique et sacre 12
15 Plus qu'une autre, et la mère, aux dessins de fichu 12
Canailles, menait tout, geignant : « Qui m'a fichu 12
Des gosses pareils ? ça vous mange toute vive ! » 12
Parole !
L'heure d'or, douce et si fugitive !
Précieuse, où, dans la fierté de ses douze ans, 12
20 — Oh ! loin du baiser rogue et des coups épuisants ! — 12
L'enfant aurait marché, libre vers la première 12
Communion, parmi les fleurs dans la lumière, 12
Parée et sentant bon les caresses d'une eau 12
De toilette, et son cœur tremblant comme un agneau 12
25 Sous les grands voiles blancs aux longues ombres bleues, 12
Dans quelque église nue et froide des banlieues 12
Où vole le coton des avrils parfumés, 12
Cette fête des cœurs naïfs ne dut jamais 12
Luire pour elle ! Et rien à l'âme incurieuse 12
30 Ne révéla la vie heureuse et sérieuse ! 12
Vers seize ans — un mardi — sans que l'on pût savoir 12
Son nom — un voyou blond, qui flânait au comptoir, 12
L'emmena.
La maman dit : « C'est une traînée. »
Et puis n'en parla plus.
Une mèche tournée
35 À la tempe, et l'œil bleu sur un teint de mastic, 12
Un pantalon qui colle, et soufflée avec chic 12
Une casquette ainsi qu'une pâtisserie 12
Fragile à qui la blouse (« un rideau ») se marie 12
D'un bleu noir rappelant l'azur de la nuit d'août, 12
40 Et brochant sur l'atroce et louche mauvais goût 12
De ce grand animal de dépendeur d'andouilles, 12
Au geste coutumier de ramener ses « douilles », 12
Des bijoux de rebut et des bottes, voilà 12
L'être qui séduisit cette petite-là ; 12
45 Et qui n'avait, avec sa passion commune, 12
Rien de l'amoureux simple et du gobe-la-lune, 12
Mais qui la battait dru, quand elle rentrait tard, 12
Bredouille !
Horreur ! la chambre infâme ! le bocard
Où l'on s'en va manger la salade d'oranges 12
50 Le samedi ! le bal et ses parfums étranges, 12
La sueur de la foule, et les pipes qui font 12
Un sale ciel épais flotter sous le plafond ; 12
La musique navrante et bête des quadrilles, 12
Les baisers et les coups sonnants dans les bisbilles. 12
Elle connut tout ça !
55 Mais cette vie est loin !
Voyez-vous cet enfant qui s'avance avec soin, 12
En ramassant le flot de ses robes profondes ? 12
C'est Cadenette ! Elle est courue ! Et les Deux Mondes 12
S'embarrassent les pieds dans sa traîne. Elle rit. 12
60 On la nomme au Jockey ! Son étreinte appauvrit 12
L'or et le sang de plus d'un excellent jeune homme 12
Dont elle se soucie autant que d'une pomme, 12
D'ailleurs ! Et c'est justice ! — Elle rentre ! Voyez ! 12
De la soie où ses doux membres étaient noyés 12
65 Se dégagent les nus de ses blondes chairs pâles, 12
Et son peignoir s'effondre en neiges idéales ! 12
Ses appartements sont bien un drôle de ciel ! 12
Le chien d'Alcibiade — ou de Pascariel — 12
Sur la mousse d'or des tapis amoureux d'elle, 12
70 Laissa des poils plus longs que des cils de gazelle ! 12
Accroupie, elle évoque un trépied à Cyrrha ! 12
Sous sa lampe où le cœur le plus beau flambera ! 12
C'est la lèvre assyrienne et c'est le front de glace ! 12
C'est la main si petite et qui tient tant de place ! 12
75 C'est la joue aux pâleurs pures comme l'argent ! 12
Chaque matin, c'est l'oreiller intelligent, 12
Et plus tumultueux que le flux sur la grève. 12
Et sa pensée habite un Mabille de rêve ! 12
Et de sa cigarette, ô Dieu ! le souvenir 12
80 Qu'aucun délicieux présent ne peut bannir, 12
Fume toujours un peu dans les cours étrangères ! 12
Cependant l'Empereur se jetait dans des guerres ! 12
Puis la Commune vint.
Alors, — vous savez bien ! —
Le voyou blond — celui qui fit d'elle son chien — 12
85 Elle l'a repris — car, au fond, c'est lui qu'elle aime, 12
Qu'elle nomme en pleurant par son nom de baptême, 12
Un nom qui vous a l'air de faire des façons, 12
Et dont on rit — pourquoi ? — quand nous le prononçons. 12
Oscar, sans doute, ou bien Arthur ! Elle le gobe, 12
Ce monsieur, après tout !
90 Or un matin, qu'en robe
De nuit elle attendait (on était au printemps, 12
Tout éclatait, obus et fleurs en même temps) 12
Elle aperçoit soudain un grand remue-ménage 12
Dans la loge de la maison, puis dans la cage 12
95 De l'escalier. — Elle a deviné : c'est son pas ! 12
Il monte prestement avec un vil fracas 12
D'éperons argentins à ses bottes, il braille 12
Elle ne sait quels mots que couvre la mitraille, 12
Faisant avec son sabre un affreux bacchanal. 12
Enfin, grimpé près d'elle, il parle :
100 Général !
Ils m'ont élu ! je suis général ! c'est comm' Hoche ! 12
Elle le contempla dans les yeux. Puis : approche ! 12
Fit-elle ; Et le baisant gentiment sur le front, 12
« Veux-tu m'emmener ? »
Bah ! où, dit-il ;
Ils iront,
105 Comme posant le pied sur la roue, ô fortune ! 12
Lui, le beau général de la jeune Commune ! 12
Elle, sa femme à lui, pleins d'aise et tout effroi 12
De se savoir grandis, sans bien savoir pourquoi 12
Ni comment ; mais sûrs d'être une pierre qui roule 12
110 Délicieusement à l'abîme ! à la foule 12
Qui s'écartait pour eux, semblant dire : Voici ! 12
C'est nous ! comme c'est beau, hein ! Ils iront ainsi 12
Jusqu'aux fusils de la prochaine barricade, 12
Dans l'odeur du printemps mêlée à l'odeur fade 12
115 Des roses dont le sang a fleuri les pavés, 12
Près des ruisseaux vermeils et des héros crevés, 12
Des gens qui vont mourir les deux, mains dans leurs poches, 12
Dans la terreur montée au cœur des grandes cloches 12
Qui hurlent la défaite aux toits de la cité, 12
120 Ils iront dans l'extase et la légèreté 12
Du cœur ! jusqu'à ce qu'une escouade versaillaise 12
L'étende roide mort.
Ce dont il parut aise !
Alors voyant un homme à terre : « attends un peu ! » 12
Elle prît son fusil, et fit le coup de feu 12
125 Superbe, dilatant des prunelles étranges ! 12
Mauvais, soit, mais tous les révoltés sont des anges ! 12
Quand la nuit, sur les purs dénoua ses cheveux 12
Éplorés, et que pour mettre le comble aux vœux 12
De l'enfer, éclata la vieille tragédie 12
130 Au ciel léché par les langues de l'incendie, 12
Dans un quartier tout rouge et tout noir, des soldats 12
Au fond d'un poste, où des sous-offs se parlaient bas, 12
Amenèrent ou mieux poussèrent une femme, 12
Qui déchirait sa robe et qu'ils traitaient d'infâme, 12
135 Et qu'on avait prise un chassepot dans la main. 12
Elle fut emballée, ailleurs, le lendemain, 12
Ô misère ! Et jugée en bloc ; puis un navire 12
L'emporta, muet, noir, plus qu'un cercueil, et pire. 12
Maintenant, regardez ce point blanc dans la mer, 12
140 C'est la terre du Mal que l'on ne peut aimer 12
Ou maudire sans trouble, et que le peuple appelle 12
Abréviation amère : la Nouvelle ! 12
C'est la Calédonie énorme ; c'est le feu 12
Qui la fouette et le vent de colère de Dieu ! 12
145 C'est la lune habitée ! une lune qui brûle 12
Les pieds dolents de ces pauvres fous, où circule 12
Le regret des étangs et des bois de lilas ! 12
Un oiseau la traverse et ne s'y pose pas, 12
L'Espérance — tout noir comme les hirondelles 12
150 Sur le dessus, et par dessous tout blanc comme elles ! 12
Cette île est le bourreau tranquille, et son jouet. 12
C'est cet être chétif plus pâle qu'un bluet 12
Déraciné, c'est cette exquise réprouvée, 12
Dans le sang et les pleurs enfin toute lavée, 12
155 Qui se traîne aux baisers d'un soleil qui mord tant, 12
Parmi la lande rouge et le roc haletant, 12
Qui se traîne, amaigrie, et va, la pauvre belle, 12
Jusqu'à ce rocher fait en forme de chapelle 12
D'où l'on peut voir le ciel tristement resplendir 12
160 Et les chemins perdus de la mer ! et grandir 12
Les navires armés d'ailes et de messages ! 12
Avec la tenue humble et les vêtements sages, 12
Que voudrait égayer un chaste bonnet blanc. 12
Elle n'en finit pas d'être là, contemplant 12
La mer !
165 Oh ! ce n'est pas la mer des rêveries
Sonores, l'océan aux vastes broderies, 12
Le monstrueux joujou de nos ennuis d'enfants, 12
C'est une mer roulant ses secrets étouffants 12
Avec d'affreux éclairs, avec d'horribles charmes, 12
170 Faite d'une brûlante éternité de larmes ! 12
C'est une mer qui chante et qui pleure et qui dit 12
La romance du pauvre et celle du maudit, 12
Tout le poëme obscur des âmes naufragées, 12
Les repentirs ardents et les douleurs âgées, 12
175 Et n'a pas d'autres soins amers, d'autres amours, 12
Que de les dire aux nuits et de les dire aux jours ! 12
Que chantez-vous, les vents ? que chantes-tu, la vague, 12
À cette femme ? Hélas ! le De profundis vague, 12
Éternel, d'où son cœur repart inconsolé, 12
180 Chaque fois que le soir meurt sur ton sein gonflé, 12
ô mer ! moins que son cœur amoureux de la France ! 12
Certes, j'étais ouvert à toute la souffrance, 12
À tous les vœux, les pleurs, les blasphèmes, les cris 12
Ô la Parisienne aux modes de Paris, 12
185 Avec ses yeux mi-clos, son rire adroit qui sonne, 12
Pardieu ! je vous la laisse, elle n'est à personne, 12
Vous pouvez fulminer contre elle (quoique au fond…) 12
Fade, tous les discours que les bonnes gens font 12
En pareil cas — c'est leur affaire et non la mienne. 12
190 Mais j'envoie un baiser à la Calédonienne. 12
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