|
ET le vieux colonel, tirant sa tabatière, |
12 |
|
Me dit : « Que voulez-vous, mon ami, c’est la guerre ! |
12 |
|
— La guerre, cher monsieur ; mais je ne l’admets pas. |
12 |
|
— Comment ! — A mon avis, la déesse Pallas |
12 |
5 |
Devrait, au lieu de lance, et d’égide, et de casque, |
12 |
|
Porter plumes, rubans, grelots, maillot et masque, |
12 |
|
Et tenir à la main, comme feu Triboulet, |
12 |
|
Une marotte. — Eh quoi ! riez-vous, s’il vous plaît ? — |
12 |
|
Non, non, je ne ris pas. — Quoi ! Pallas une folle ? — |
12 |
10 |
Oui, mon cher colonel. — On croirait, ma parole, |
12 |
|
Que pour vous le dieu Mars n’est qu’un bouffon de cour, |
12 |
|
Un pitre, s’essoufflant au coin d’un carrefour, |
12 |
|
Aux badauds ébahis débitant des sornettes, |
12 |
|
Et dans un casque d’or recueillant ses recettes. |
12 |
15 |
— Le portrait ci-dessus est exact en tout point. |
12 |
|
— Voyons, vous vous moquez… —Je ne me moque point. |
12 |
|
Comme disait Alceste, et je ne puis comprendre |
12 |
|
Que votre opinion se puisse encor défendre. |
12 |
|
Vous faites de la guerre une nécessité, |
12 |
20 |
Un fléau qui jamais ne peut être évité, |
12 |
|
Comme le choléra, la grêle ou le tonnerre ; |
12 |
|
Puis vous vous inclinez en disant : C’est la guerre ! |
12 |
|
Ce mot-là, parait-il, devra tout excuser ; |
12 |
|
On ne doit s’insurger ni se scandaliser |
12 |
25 |
En voyant le bon droit se donner une entorse, |
12 |
|
La justice céder au règne de la force, |
12 |
|
Et la matière enfin l’emporter sur l’esprit. |
12 |
|
— Tout cela, mon ami, sont choses qu’on écrit ; |
12 |
|
Ce sont raisonnements qui font bien dans un livre ; |
12 |
30 |
Mais l’homme est toujours l’homme, et la gloire l’enivre, |
12 |
|
Et de son sot orgueil telle est l’intensité |
12 |
|
Qu’il le pousse souvent jusqu’à la cruauté. |
12 |
|
La guerre, voyez-vous, est un mal incurable. |
12 |
|
— Et pourquoi ? — Parce que… — Vous connaissez la fable |
12 |
35 |
De Bertrand et Raton ? — Oui, les marrons du feu. |
12 |
|
— Eh bien, mon colonel, réfléchissons un peu. |
12 |
|
N’est-il pas évident que tous, tant que nous sommes, |
12 |
|
Nous sommes les Ratons, et que ces quelques hommes |
12 |
|
Que l’on nomme empereurs, ministres, généraux, |
12 |
40 |
Sont… — Mon ami, la guerre enfante des héros, |
12 |
|
Grandit les sentiments, dévoile les courages, |
12 |
|
Fait des hommes enfin ! — Mais en perd davantage. |
12 |
|
— Mourir pour son pays est un bienheureux sort. |
12 |
|
— Hum ! hum ! Celui qui meurt jouit-il de sa mort ? |
12 |
45 |
— Comment, vous, un Français ! — Mon Dieu, je dois le dire, |
12 |
|
Je ne crois pas qu’il soit un homme qui désire |
12 |
|
Mourir pour son pays, alors qu’à ses côtés |
12 |
|
Éclatent les obus, et qu’il voit culbutés |
12 |
|
Criant, saignant, geignant, sept ou huit camarades. |
12 |
50 |
Alors les chants guerriers lui paraissent très-fades ; |
12 |
|
Son devoir l’attachant, quoi qu’il doive affronter, |
12 |
|
Il reste ; mais a-t-il grand plaisir à rester ? |
12 |
|
Pense-t-il qu’il est beau de mourir pour la gloire ? |
12 |
|
Le chant des Girondins lui vient-il en mémoire ? |
12 |
55 |
Non. Dans ces moments-là le cœur pleure, et l’on sent |
12 |
|
Qu'il est quelqu’un là-bas qui pense au fils absent… |
12 |
|
S’il est beau de mourir, il est bien doux de vivre ; |
12 |
|
On fera son devoir ; on suivra, s’il faut suivre, |
12 |
|
Jusque sous les canons ceux qui vont de l’avant ; |
12 |
60 |
Mais au fond de son être on sent vibrer souvent |
12 |
|
Tout un monde chéri qui pour vous veille et prie, |
12 |
|
Et l’on désire peu « mourir pour la patrie ». |
12 |
|
Peut-être appelle-t-on cela la lâcheté ; |
12 |
|
Je suis un lâche, alors. — Vous êtes entêté, |
12 |
65 |
Voilà tout. » Et le vieux, tortillant sa moustache, |
12 |
|
Allongea sur sa botte un bon coup de cravache, |
12 |
|
Son geste habituel alors qu’il ne veut pas |
12 |
|
Avouer qu’il a tort, et se croisa les bras. |
12 |