LE DRAME DE LA RUE DES ROSIERS |
Mars 1871.
|
|
DANS une rue étroite et tranquille, où l’on voit |
12 |
|
Le soleil du printemps, tombant du haut d’un toit, |
12 |
|
Se jouer sur le sol en lumineuses gerbes, |
12 |
|
Dort un petit jardin peu cultivé, plein d'herbes, |
12 |
5 |
Mais gai, frais, solitaire et fait pour y rêver. |
12 |
|
Quelques arbres fruitiers, cherchant à s’élever |
12 |
|
Le long d’un mur orné de feuillage vert-tendre ; |
12 |
|
Des zigzags de gazon qui pousse et semble attendre |
12 |
|
Les baisers du soleil ; cinq ou six pots de fleurs ; |
12 |
10 |
Une maison très-simple, aux joyeuses couleurs, |
12 |
|
Aux rideaux de percale, aux persiennes voyantes, |
12 |
|
Où montent en festons quelques plantes grimpantes ; |
12 |
|
Un banc où le poète aimerait à s’asseoir : |
12 |
|
C’est tout. — Ici le sang aura coulé ce soir. |
12 |
|
15 |
Que veut donc cette foule ardente, furieuse, |
12 |
|
Trainant, poussant, portant, comme une mer houleuse, |
12 |
|
Deux hommes, menacés par cent poings frémissants : |
12 |
|
Un vieillard, —un soldat ? Des cris assourdissants |
12 |
|
Partent de tous côtés, se croisent sur leurs têtes, |
12 |
20 |
Qu’ombrage un triple rang de sombres baïonnettes. |
12 |
|
« A mort ! à mort ! dit-on. — Il fait tirer sur nous ! |
12 |
|
« Plus de traîtres ! — Vengeance ! » Et, comme le remous |
12 |
|
Du flot qui sur le roc en déferlant se rue, |
12 |
|
La foule en grossissant escalade la rue. |
12 |
25 |
Voyez, ils sont entrés. Porte, escalier, cloison, |
12 |
|
Tout est rompu : le peuple envahit la maison, |
12 |
|
Se hisse sur les murs et veut voir. — Quoi ? « Sans doute, |
12 |
|
Juger les deux captifs : il faut qu’on les écoute ; |
12 |
|
Avant de les punir, qu’on connaisse leur tort… |
12 |
30 |
Non ! ce n’est pas cela qu’ils veulent : c’est leur mort ! |
12 |
|
Leur mort ! — Les loups-cerviers jugent-ils leurs victimes ? |
12 |
|
Leur mort ! — Les assassins s’arrêtent-ils aux crimes ? |
12 |
|
Leur mort ! — Car la terreur va toujours grandissant : |
12 |
|
Après le vol, le meurtre ; après le vin, le sang ! |
12 |
|
35 |
Ils sont là tous les deux, froids, calmes, tête nue ; |
12 |
|
Ils attendent, fixant cette immonde cohue |
12 |
|
D’un œil tranquille et sûr, qui connaît le danger. |
12 |
|
Hélas ! ils savent bien qu’on ne peut les juger, |
12 |
|
Et, les jugerait-on, que leur mort est certaine. |
12 |
40 |
D’ailleurs ils sont soldats et leur âme est sereine : |
12 |
|
L’un faisait son devoir quand on vint le saisir ; |
12 |
|
L’autre l’a toujours fait : tous deux peuvent mourir. |
12 |
|
|
Cependant les bandits, dans leur féroce joie, |
12 |
|
Trouvant qu’on est bien long à leur livrer leur proie |
12 |
45 |
Le spectacle est tout prêt ; on le leur a promis ; |
12 |
|
Qu‘on se hâte, ou sinon !… |
|
|
|
Qu‘on se hâte, ou sinon !… Enfin on les a mis, |
|
|
Jetés plutôt, au fond du jardin, côte à côte, |
12 |
|
Sans chaînes, sans bandeaux, la tête libre et haute, |
12 |
|
Debout contre le mur, à dix pas des bourreaux. |
12 |
|
On charge les fusils. |
|
|
50 |
On charge les fusils. Qu’ils sont grands, qu’ils sont beaux, |
|
|
Calmes, froids, au milieu de ces hommes farouches ! |
12 |
|
Pas un cri de terreur ne sortit de leur bouche ; |
12 |
|
Pas une larme encor ne sortit de leurs yeux. |
12 |
|
« En joue ! » a dit quelqu’un. — A ce mot, le moins vieux |
12 |
55 |
Des deux martyrs, sentant qu’on va lui prendre l’âme, |
12 |
|
Fait un pas : « Arrêtez, leur dit-il, j’ai ma femme, |
12 |
|
J’ai cinq enfants ! Pitié ! » |
|
|
|
J’ai cinq enfants ! Pitié ! » Ces douloureux accents |
|
|
Émeuvent quelques cœurs : des fusils menaçants |
12 |
|
Se relèvent… Mais quoi ! Le peuple veut sa fête ; |
12 |
60 |
Il lui faut ces deux morts pour qu’elle soit complète |
12 |
|
Ils tomberont tous deux. |
|
|
|
Ils tomberont tous deux. « Feu ! » dit la même voix. |
|
|
Quinze coups de fusil éclatent à la fois. |
12 |
|
|
Le plus jeune est tombé. Quant au vieillard, tranquille, |
12 |
|
Calme, les bras croisés, sur cette foule vile |
12 |
65 |
Il jette un long regard de honte et de dégoût. |
12 |
|
Deux coups partent encore : il est toujours debout. |
12 |
|
Un long filet de sang souille sa barbe blanche ; |
12 |
|
Sa main gauche s’abaisse et vient presser sa hanche |
12 |
|
Juste au-dessous du cœur ; puis, de son autre main |
12 |
|
Menaçant les bourreaux : « Lâches ! » dit-il. |
|
|
70 |
Menaçant les bourreaux : « Lâches ! » dit-il. Soudain , |
|
|
Sur un ordre nouveau, qu'on donne avec colère, |
12 |
|
Le martyr tend les bras, trébuche et roule à terre. |
12 |
|
Le spectacle est fini : qu’on change le décor ! |
12 |
|
Assassins, grisez-vous : le sang est chaud encor ! |
12 |
|