Métrique en Ligne
NOR_1/NOR12
corpus Pamela Puntel
Jacques NORMAND
TABLETTES D’UN MOBILE
1870-1871
1871
UN RÉVEILLON
A mon ami Henri Leduc.
I
Te souvient-il du réveillon 8
Que nous avons fait cette année. 8
Au sommet du plateau d’Avron, 8
Dans notre cahute enfumée ? 8
II
5 C’était vraiment splendide à voir ! 8
Le lustre était une chandelle, 8
La cave un superbe arrosoir, 8
L’argenterie une gamelle. 8
III
Nous avions, tout autour de nous, 8
10 La neige comme nappe blanche ; 8
Comme table, nos deux genoux. 8
Et comme fauteuil, une planche. 8
IV
Enfoncés dans nos grandes peaux, 8
Nos passe-montagne de laine, 8
15 Nous avions tout l’air d’Esquimaux 8
Goûtant un ragoût de baleine 8
V
Bien que ce fût jour de gala, 8
On n’était pas trop difficile ; 8
Le superflu n’étant pas là, 8
20 On se contentait de l’utile. 8
VI
Et puis l’amour-propre d’auteur 8
Sait conjurer l’humeur chagrine, 8
Et l’on mange tout de bon cœur 8
Quand on mange de sa cuisine. 8
VII
25 Après le potage, arrosé 8
D’un peu de cheval coriace, 8
Parut l’entre-mets, composé 8
D’un riz-chocolat à la glace. 8
VIII
Or à ce moment solennel 8
30 Il se fit un profond silence, 8
Et, frémissant tout bas, Vatel, 8
Vatel attendait sa sentence. 8
IX
Disons-le : ce fut un succès. 8
La bavaroise était divine, 8
35 Et l’on vida trois gobelets 8
Au triomphe de Catherine. 8
X
N'en vas pas rougir aujourd’hui 8
Intéressante ménagère : 8
Pour avoir, hélas ! trop peu lui, 8
40 Ta gloire n’est pas éphémère. 8
XI
Nos estomacs reconnaissants 8
Gardent la mémoire fidèle 8
De tes dévoûments incessants, 8
De tes bouillons et de ton zèle. 8
XII
45 Quelquefois, dans un rêve d’or, 8
Il me semble, ô ma douce fée, 8
Te voir près du poêle encor, 8
Chaste et pudiquement coiffée, 8
XIII
Sur l’eau qui devait nous servir 8
50 Attachant tes regards sévères 8
Et la suppliant de bouillir 8
Pendant des heures tout entières. 8
XIV
Telle, jadis en son caveau, 8
Dans les gorges de l’Italie, 8
55 Sur le haut de son escabeau 8
Rêvait la Sibylle accroupie, 8
XV
Puisant, dans un vase d'airain 8
Où dormait la liqueur sacrée, 8
Les arrêts profonds du destin 8
60 Avec des verres d’eau sucrée. 8
XVI
Après ce triple toast, porté 8
Au talent de la cuisinière, 8
Chacun d'entre nous a chanté 8
Un refrain d'amour ou de guerre : 8
XVII
65 Si bien qu’à minuit seulement, 8
Au sein de la cabane obscure, 8
Un formidable ronflement 8
Sortit de chaque couverture. 8
XVIII
Pendant que nous soupions ainsi 8
70 Et que nous disions des folies, 8
Les Prussiens, en face, au Raincy, 8
Établissaient leurs batteries. 8
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