Métrique en Ligne
NOA_1/NOA48
Anna de NOAILLES
Les Vivants et les Morts
1913
II
LES CLIMATS
LES SOIRS DU MONDE
O soirs que tant d'amour oppresse, 8
Nul œil n'a jamais regardé 8
Avec plus de tendre tristesse 8
Vos beaux ciels pâles et fardés ! 8
5 J'ai délaissé dès mon enfance 8
Tous les jeux et tous les regards, 8
Pour voguer sans peur, sans défense, 8
Sur vos étangs qui veillent tard. 8
Par vos langueurs à la dérive, 8
10 Par votre tiède oisiveté, 8
Vous attirez l'âme plaintive 8
Dans les abîmes de l'été… 8
— O soir naïf de la Zélande, 8
Qui, timide, ingénu, riant, 8
15 Semblez raconter la légende 8
Des pourpres étés d'Orient ! 8
Soir romain, aride malaise, 8
Et ce cri d'un oiseau perdu 8
Au-dessus du palais Farnèse, 8
20 Dans le ciel si sec, si tendu ! 8
Soir bleu de Palerme embaumée, 8
Où les parfums épais, fumants, 8
S'ajoutent à la nuit pâmée 8
Comme un plus fougueux élément ! 8
25 Sur la vague tyrrhénienne 8
Dans une vapeur indigo, 8
Un voilier fend l'onde païenne 8
Et dit : «Je suis la nef Argo !» 8
Par des ruisseaux couleur de jade, 8
30 Dans des senteurs de mimosa, 8
La fontaine arabe s'évade, 8
Au palais roux de la Ziza. 8
Dans le chaud bassin du Musée, 8
Les verts papyrus, s'effilant, 8
35 Suspendent leur fraîche fusée 8
A l'azur sourd et pantelant : 8
O douceur de rêver, d'attendre 8
Dans ce cloître aux loisirs altiers 8
Où la vie est inerte et tendre 8
40 Comme un repos sous les dattiers ! 8
— Catane où la lune d'albâtre 8
Fait bondir la chèvre angora, 8
Compagne indocile du pâtre 8
Sur la montagne des cédrats ! 8
45 Derrière des rideaux de perles, 8
Chez les beaux marchands indolents, 8
Des monceaux de fraises déferlent 8
Au bord luisant des vases blancs. 8
Quels soupirs, quand le soir dépose 8
50 Dans l'ombre un surcroît de chaleur ! 8
L'œillet, comme une pomme rose, 8
Laisse pendre sa lourde fleur. 8
L'emportement de l'azur brise 8
Le chaud vitrail des cabarets 8
55 Où le sorbet, comme une brise, 8
Circule, aromatique et frais. 8
La foule adolescente rôde 8
Dans ces nuits de soufre et de feu ; 8
Les éventails, dans les mains chaudes, 8
60 Battent comme un cœur langoureux. 8
— Blanc sommeil que l'été surmonte : 8
Des fleurs, la mer calme, un berger ; 8
O silence de Sélinonte 8
Dans l'espace immense et léger ! 8
65 Un soir, lorsque la lune argente 8
Les temples dans les amandiers, 8
J'ai ramassé près d'Agrigente 8
L'amphore noire des potiers ; 8
Et sur la route pastorale, 8
70 Dans la cage où luisait l'air bleu, 8
Une enfant portait sa cigale, 8
Arrachée au pin résineux… 8
— J'ai vu les nuits de Syracuse, 8
Où, dans les rocs roses et secs, 8
75 On entend s'irriter la Muse 8
Qui pleure sur dix mille Grecs ; 8
J'ai, parmi les gradins bleuâtres, 8
Vu le soleil et ses lions 8
Mourir sur l'antique théâtre, 8
80 Ainsi qu'un sublime histrion ; 8
Et comme j'ai du sang d'Athènes, 8
A l'heure où la clarté s'enfuit, 8
J'ai vu l'ombre de Démosthène 8
Auprès de la mer au doux bruit… 8
85 — Mais ces mystérieux visages, 8
Ces parfums des jardins divins, 8
Ces miracles des paysages 8
N'enivrent pas d'un plus fort vin 8
Que mes soirs de France, sans bornes, 8
90 Où tout est si doux, sans choisir ; 8
Où sur les toits pliants et mornes 8
L'azur semble fait de désir ; 8
Où, là-bas, autour des murailles, 8
Près des étangs tassés et ronds, 8
95 S'éloigne, dans l'air qui tressaille, 8
L'appel embué des clairons… 8
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