Métrique en Ligne
NOA_1/NOA41
Anna de NOAILLES
Les Vivants et les Morts
1913
I
LES PASSIONS
AINSI LES JOURS ONT FUI…
Ainsi les jours ont fui sans que mes yeux les comptent ; 12
Je n'ai pas vu passer les mois et les saisons ; 12
Je cherchais seulement si l'année assez prompte 12
Apporterait un peu de calme à ma raison. 12
5 J'ai, sous le ciel sans joie, attendu sans faiblesse 12
Qu'un océan d'amour se desséchât sur moi ; 12
Je ne pouvais prévoir à quelle heure s'abaisse 12
Le soleil effrayant des douloureux émois. 12
Enfant, j'avais lutté contre les destinées 12
10 Avec l'élan du flux et du reflux des mers ; 12
Mais une âme trop lasse est surtout étonnée : 12
Je ne m'évadais pas de cet anneau de fer. 12
— J'ai su que rien ici n'est donné à nous-même, 12
Qu'on est un mendiant du jour où l'on est né, 12
15 Que la soif se guérit sur les lèvres qu'on aime, 12
Que notre cœur ne bat qu'en un corps éloigné. 12
J'ai construit jusqu'aux cieux la tour de ma détresse, 12
N'interrompant jamais cet épuisant labeur ; 12
Il reluit de désirs, il brûle de caresses, 12
20 Et les vitraux sont faits du cristal de mes pleurs ; 12
Et maintenant, debout sous l'azur qui m'écoute, 12
Je vois, dans un triomphe à l'aurore pareil, 12
Ma féconde douleur se dresser sur ma route 12
Comme un haut monument baigné par le soleil. 12
25 Et je suis aujourd'hui, au centre de ma tâche, 12
Une contrée où luit un éternel été ; 12
Et pour ceux qui sont las, désespérés ou lâches, 12
Une eau pleine d'amour, de force et de gaîté ; 12
Seul le dôme des nuits, funèbre comme un temple, 12
30 Que j'ai pris à témoin dans des deuils enflammés, 12
N'ignore pas mon cœur héroïque, et contemple 12
La morte que je suis, qui vous a tant aimé… 12
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