Métrique en Ligne
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Gérard de NERVAL
ÉLÉGIES NATIONALES ET SATIRES POLITIQUES
1826
SATIRES
Une Répétition
Draconnet, Truffaldin.
DRACONNET
(Il lit un discours manuscrit)
Ne sont point dans ce cas… Mais, qu’entends-je ? on murmure… 12
TRUFFALDIN
Non, c’est moi qui disais : Tant mieux ! c’est la censure ! 12
DRACONNET
Et pourquoi parlez-vous ?
TRUFFALDIN
Ce n’est donc pas bien dit.
DRACONNET
Regardez, s’il vous plaît, mon discours manuscrit : 12
Ces mots s’y trouvent-ils ?
TRUFFALDIN
5 Pardonnez à mon zèle ;
Je pensais…
DRACONNET
Vous pensiez… Indocile cervelle !
Avez-vous oublié que, dans les bons endroits, 12
Pour servir de guide-âne, on vous a fait des croix ?… 12
Ne pourra-t on jamais brider votre sottise ? 12
10 Je veux bien vous permettre, alors que j’improvise, 12
Les exclamations, et même quelques mots, 12
Pourvu qu’ils soient bien dits, et placés à propos ; 12
Mais un discours écrit n’admet pas cette excuse, 12
Votre naïveté trop souvent vous accuse, 12
15 Et cela sert de texte à de mauvais plaisans 12
Pour nous incriminer, ou rire à nos dépens. — 12
Retenez bien ceci, cette fois je le passe, 12
Mais un pareil méfait n’obtiendrait plus de grâce ; 12
Maintenant, poursuivons : — Ne sont point dans ce cas 12
20 Catéchismes, sermons, adresses, almanachs, 12
Billets de faire part… pourvu qu’il ne s’y trouve 12
Aucune allusion que notre goût l’éprouve. — 12
En faisant aux auteurs cette concession, 12
Nous montrons bien, messieurs, que notre intention 12
25 N’est pas de nuire en rien aux travaux de la presse : 12
Pourquoi donc ose-t-on nous répéter sans cesse 12
Que notre beau projet, au commerce fatal, 12
Va mener par la main la France à l’hôpital ?… 12
L’état dépend-il donc du sort d’un mauvais livre, 12
30 Et, sans quelques pamphlets, l’homme ne peut-il vivre ?… 12
Au contraire, messieurs, la science l’aigrit, 12
On est toujours méchant quant on a trop d’esprit ; 12
Et nous avons vu tous que maint ouvrage atroce 12
Peut, d’un peuple mouton, faire un peuple féroce. 12
35 Mais, dit-on, par la loi que vous allez porter, 12
Des milliers d’écrivains cesseront d’exister : 12
Belle perte ! A l’état sont-ils si nécessaires ? 12
Pour un seul qui promet combien d’auteurs vulgaires ! 12
Nous en purgeons la France… et, s’il le faut d’ailleurs, 12
40 Nous saurons bien d’entr’eux distinguer les meilleurs, 12
Qui, par nous protégés, pourront, exempts de crainte, 12
Écrire décemment, et sans trop de contrainte : 12
— Comme Chateaubriand pourrait de son coté ! 12
S’ennuyer du silence et de l’oisiveté, 12
45 Au cas qu’il le désire, il aura l’avantage 12
D’écrire dans l’Étoile, à quatre sous la page ; 12
Lacretelle, Ségur, Barante, Villemain, 12
Lui devront au besoin donner un coup de main ; 12
S’il faut absolument que Lavigne rimaille, 12
50 Pour le quatre novembre on permet qu’il travaille ; 12
Benjamin, Montlosier, feront quelques sermons, 12
Jouy, des alphabets pour les petits garçons ; 12
Enfin, d’être sauvé si Béranger se pique, 12
Il pourra sans danger chansonner le cantique. — 12
55 Voilà de la douceur : mais des mauvais écrits 12
Les plus durs châtimens seront le juste prix : 12
Bien n’en peut aux auteurs sauver l’ignominie ; 12
Et, s’il est dans ce cas, le plus brillant génie 12
Ira dans quelque bagne, ou dans quelque prison, 12
60 Travailler à la chaîne, ou filer du coton. 12
(Il s’arrête, et se tourne vers Truffaldin.)
Eh bien ! mons Truffaldin, ne savez-vous pas lire ? 12
Après un tel morceau, c’est bravo qu’il faut dire : 12
Comment donc se fait-il, qu’oubliant ma leçon, 12
Vous restiez devant moi muet comme un poisson ? 12
TRUFFALDIN
65 Monseigneur, c’en est trop ! il n’est plus temps de feindre ! 12
Mon indignation ne peut plus se contraindre ; 12
Et, dans mon cœur surpris, la crainte, le courroux 12
Surmontent à la fin tout mon respect pour vous. 12
DRACONNET
Qu’est-ce que c’est, monsieur ? Et qui peut faire naître 12
70 Le scrupule nouveau que vous faites connaître ? 12
Je croyais bien pourtant qu’il avait expiré 12
Sous les mets somptueux dont nous l’avions bourré : 12
Est-ce là, dites-moi, votre reconnaissance ? 12
TRUFFALDIN
Je vous en dois beaucoup, je le sais ; mais la France 12
75 Aurait trop à souffrir du projet désastreux 12
Qu’ose Votre Grandeur exposer à nos yeux : 12
Ce n’est pas qu’en cela ma vertu considère 12
L’amour de la patrie, ou la peur de mal faire, 12
J’en ai su dès long-temps affranchir mon esprit ; 12
80 De tous ces préjugés l’homme sage se rit ; 12
Mais je frémis de voir que cette conjoncture 12
De nos petits péchés va combler la mesure, 12
Et que le dernier coup que vous osez porter, 12
Dans l’abîme avec vous va nous précipiter. 12
DRACONNET
85 Où donc en est le mal ? Compagnons de fortune, 12
La chance du destin doit nous être commune !… 12
Oui, je l’ai résolu, qu’on cède à mon désir : 12
Dût cette fois encor le destin me trahir, 12
Je veux faire éprouver mon amour à la France ; 12
90 Puisqu’elle a ri long-temps de mon indifférence, 12
Je veux…
TRUFFALDIN
Le calembourg est assez amusant :
Nous avons, je le vois, un consul très-plaisant ; 12
C’est bien heureux pour lui… Mais, moi, je ne puis rire 12
Lorsque son imprudence aussi loin nous attire ; 12
95 À ses autres projets j’ai pu donner les mains, 12
Mais il est une borne au pouvoir des humains, 12
Une borne, imposée au plus bouillant courage : 12
Croyez-moi, la prudence est la vertu du sage ; 12
S’il faut, pour vous prouver mon respect, mon amour, 12
100 Voter vos autres lois, crier l’ordre du jour, 12
Aux discours ennemis prodiguer le murmure, 12
Hurler, selon les temps : A l’ordre ! La clôture ! 12
Ou même, chaque année, appuyer avec vous 12
Ce monstrueux budget, où nous pâturons tous… 12
105 Je suis là ! Vous savez que mon cœur sans scrupule 12
Affronte le mépris comme le ridicule ; 12
Mais, de quelque couleur qu’on puisse le parer, 12
Ce projet m’a semblé trop dur à digérer ; 12
Et que sera — ce donc, si jamais il arrive 12
110 Que vous le présentiez dans sa beauté naïve ?… 12
Bientôt un juste cri d’horreur et de courroux, 12
De tous côtés parti, s’élancerait sur vous ; 12
On verrait aussitôt, déchus du rang suprême, 12
Les six petits tyrans crouler sous l’anathème : 12
115 Et, comme il eût déjà tout pris sous son bonnet, 12
On conçoit bien qu’alors messire Draconnet 12
Ne serait pas sans peur, non plus que sans reproche, 12
Et dirait, un peu tard : J’ai fait une brioche ! — 12
Ne vous exposez pas à des regrets certains, 12
120 Seigneur ; de vos amis concevez les chagrins, 12
Quand un nouveau concierge en vos nobles demeures 12
Voyant, selon l’usage, accourir à cinq heures 12
Les trois cents invités d’un banquet solennel, 12
Leur dirait : C’en est fait ! le dieu manque à l’hôtel ! 12
DRACONNET
125 Oh ! je n’ignore pas qu’ils aiment ma cuisine, 12
Et moi par contre-coup, car c’est chez moi qu’on dîne. 12
Mais, si le sort trompait mon effort glorieux, 12
Cet hôtel cependant aurait de nouveaux dieux ; 12
Et mes trois centsamis, pour avoir la pitance, 12
130 Leur iraient humblement tirer la révérence. 12
TRUFFALDIN
Monseigneur…
DRACONNET
Et vous même on pourrait vous y voir,
Car vous fûtes toujours très-fidèle… au pouvoir : 12
D’ailleurs, en ce moment, il s’agit d’autre chose, 12
Songez que c’est sur vous que ma faveur repose ; 12
135 Songez que vos efforts doivent mieux qu’autrefois’ 12
Envers vous, à leur tour, justifier mon choix. 12
Jusqu’ici votre tâche était assez facile, 12
Un peu plus de courage est maintenant utile ; 12
Ne m’abandonnez pas au moment du danger, 12
140 Qui fit beaucoup pour vous peut beaucoup exiger ! 12
Oui, vous m’appartenez, gardez-en la mémoire ; 12
Croyez que Bonaparte, aux beaux jours de sa gloire, 12
N’eut point sur ses soldats des droits plus absolus, 12
Il disait : Mes grognards ! moi je dis : Mes ventrus ! 12
145 O nobles instrumens de toute ma puissance ! 12
Il faut récompenser ma longue patience 12
Mats vous bien souvenir, pour n’en point abuser, 12
Que je vous fis moi-même… et pourrais vous briser ! 12
TRUFFALDIN
Ah ! ce beau mouvement n’attendrit point mon âme, 12
150 Voyez-vous, monseigneur, il faut changer de gamme ; 12
Votre projet vous plaît, gardez-le donc pour vous… 12
Moi, je n’y vois du reste à gagner que des coups : 12
Que si votre pouvoir marche à sa décadence, 12
Faire route avec vous serait une imprudence ; 12
155 D’ailleurs, assez long-temps mon art sut l’appuyer, 12
Et je m’ennuie enfin d’un si vilain métier. 12
DRACONNET
Ah ! ah ! le prenez-vous ainsi, monsieur le drôle ? 12
Nous allons en ce cas jouer un nouveau rôle : 12
Trop bon jusqu’à présent, si je vous fis du bien, 12
Je puis…
TRUFFALDIN
160 Votre menace à mes yeux n’est plus rien !
DRACONNET
Non, de ce calme en vain votre orgueil se décore, 12
Vous avez des emplois, vous me craindrez encore ; 12
Vous avez des pareils qui, par mes soins placés, 12
Par mes soins aussi bien se verraient renversés : 12
165 Oh ! quoique mon pouvoir vous paraisse fragile, 12
Le heurter maintenant n’est pas chose facile ; 12
Et, ce qui va bien mieux eu prouver les effets, 12
C’est que j’ose à moi soûl ce qu’on n’osa jamais : 12
Renverser d’un seul coup, et dans le même abîme, 12
170 Tout ce qu’il est de beau, d’utile, de sublime… 12
Un si grand tour de force a de puissans appas, 12
Il plaît à mon courage, et ne l’étonné pas ! 12
Ce peuple de badauds courbera sous ma chaîne ; 12
À coup sur son effroi me défend de sa haine… 12
175 C’est en vain qu’un instant, sortant de son repos ? 12
Sa timide fureur s’exhale en vains propos ; 12
Pour soutenir ses droits que, dit il, je profane, 12
Il invoque le trône… Eh bien, j’en suis l’organe ! 12
Il invoque Thémis… J’en dicte les arrêts ! 12
180 Il invoque les lois… et c’est moi qui les fais ! 12
TRUFFALDIN, ébranlé.
Oui, je dois avouer…
DRACONNET
Sachez mieux me connaître :
Sûr d’un heureux succès, j’ai des raisons pour l’être ; 12
Bientôt, quand à mes vœux tout se sera soumis, 12
Triomphe et récompense à mes dignes amis ! 12
185 À ceux, qui m’appuyant dans un si noble ouvrage, 12
N’auront point un instant douté de mon courage… 12
Mais opprobre à celui qui, perfide apostat, 12
Aura quitté son maître au moment du combat ! 12
TRUFFALDIN
Je n’y puis résister : l’éloquence m’entraîne, 12
190 Je vous demande grâce, et je reprends ma chaîne ; 12
Mon digne bienfaiteur, daignez me pardonner 12
L’écart où ma faiblesse avait pu m’entraîner ; 12
Rendez-moi votre amour, calmez votre colère… 12
DRACONNET, tendrement
Truffaldin, j’ai pour toi des entrailles de père : 12
195 Sois docile à mes vœux, et bientôt tu verras 12
Que de notre embonpoint tous nos amis sont gras ; 12
Même, afin d’affermir une amitié si pure, 12
Je pourrai, t’inscrivant pour une préfecture, 12
À ta fidélité l’offrir au premier jour… 12
TRUFFALDIN
200 O Dieu ! quelle justice !… et surtout quel amour ! 12
DRACONNET
Tu vois mon amitié, tu vois ma bienveillance ; 12
Mais je compte, à mon tour, sur ta reconnaissance : 12
Feras-tu maintenant ?…
TRUFFALDIN
Tout comme il vous plaira !
Je vote désormais tout ce que l’on voudra ! 12
Oui je vote… Quand même !
DRACONNET
205 Ah ! c’est comme il faut être ;
Mon petit Truffaldin, viens, embrasse ton maître ! 12
Mon ami, mon espoir… Je t’attends à dîner : 12
(A part avec triomphe.)
Oh ! que nous savons bien nous les acoquiner ! 12
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