SATIRES |
Le Cuisinier d’un Grand Homme |
Satire Dramatique |
PERSONNAGES
M. Dentscourt aîné
Cuisinier
Son Frère cadet
Un gros Monsieur
Le Sous-chef de cuisine
Troupe de Cuisiniers et de Fournisseurs
|
Le théâtre représente une grande cuisine ; au-dessus de la porte
est inscrit BUREAUX CULINAIRES, PREMIÈRE DIVISION. La scène est
remplie de cuisiniers, marmitons, etc. M. Dentscourt est assis,
le noble bonnet de coton en tête ; deux fourneaux brûlent auprès
de lui en guise de cassolettes. Les fournisseurs, chargés de
vivres, défilent devant lui. — Magnifique exposition dans le
genre de celle du premier acte de Léonidas.
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SCÈNE PREMIÈRE
M. DENTSCOURT, SON FRÈRE CADET LE SOUS-CHEF, CUISINIERS, FOURNISSEURS, MARMITONS, ETC. |
LE SOUS-CHEF |
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Puisque l’astre éclatant qui nous donne le jour |
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D’un repas solennel annonce le retour, |
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Chef, nous venons en toi présenter notre hommage |
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Au ministre puissant dont ta gloire est l’image. |
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M. DENTSCOURT |
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Cuisiniers, fournisseurs, je suis content de vous : |
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Nos affaires vont bien, en dépit des jaloux ; |
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Et d’excellens dîners, remèdes efficaces, |
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De nos derniers échecs ont effacé les traces ; |
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Quelques mauvais esprits ont en vain prétendu |
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Que nous dévorons tout, que l’État est perdu, |
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Que notre pot au feu cuit aux dépens des autres, |
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Et bientôt cuira seul ; qu’hormis nous et les nôtres, |
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Tous les Français rentiers, perdant leurs capitaux, |
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Iront, vides de sang, garnir les hôpitaux : |
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Quelle horreur !… Cependant, qu’ont les Français à craindre ? |
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De mauvais procédés ils n’ont point à se plaindre : |
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De tous leurs envoyés nous nous sommes chargés ; |
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Ne sont-ils pas nourris, et quelquefois logés ? |
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Et n’avons-nous pas même, en mainte circonstance, |
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20 |
Offert de les blanchir, s’ils ne l’étaient d’avance ? |
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Qui, comme nous encor, avec un tel succès, |
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À su faire fleurir le commerce français ? |
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Ces vins que la province en nos celliers envoie, |
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Ces produits de Strasbourg, de Bayonne et de Troie, |
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25 |
De toute autre cuisine orgueilleux ornemens, |
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Ne sont de nos valets que les vils alimens. |
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Des mets plus délicats à nos palais conviennent ; |
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Du Périgord jaloux les fruits nous appartiennent. |
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Ces fruits, que le gourmet sait priser aujourd’hui, |
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L’étranger voudrait bien les emporter chez lui : |
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Mais il ne l’aura point, cette plante chérie, |
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Ce précieux produit du sol de la patrie ! |
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Français ! gardons nos droits, frustrons-en nos voisins ; |
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C’est assez qu’on leur donne et nos blés et nos vins : |
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35 |
Non, ces mets délicats, que nous offre la terre, |
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N’iront point engraisser les porcs de l’Angleterre : |
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Les nôtres désormais en auront le régal ; |
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Montrons que nous avons l’esprit national ! |
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Ces bienfaits éclatans, qu’à peine on apprécie, |
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40 |
Contre notre puissance ont éveillé l’envie ; |
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De nos bruyans amis l’héroïque valeur, |
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Devant tant d’ennemis, sent glacer son ardeur : |
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Monseigneur au lever m’a fait, avec prudence, |
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Dans son appartement admettre en sa présence ; |
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45 |
Et maîtrisant à peine un trop juste courroux : |
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« Il est temps, m’a-t-il dit, de frapper les grands coups |
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» De plus puissans, efforts sont enfin nécessaires ; |
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» Assemble, ce matin, mes bureaux culinaires : |
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» Je veux, désappointant mes nombreux ennemis, |
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50 |
» D’un splendide repas réveiller mes amis. |
12 |
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» Tu sais, ainsi que moi, que ces messieurs du centre |
12 |
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» Sont des gens de tout cœur, mais ont le cœur au ventre |
12 |
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» Trop long-temps, par un mets à grands frais acheté, |
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» Nous avons cru flatter leur sensualité : |
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55 |
» Leurs palais sont usés ; leur goût blasé sommeille, |
12 |
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» Il nous faut inventer un mets qui le réveille. |
12 |
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» Il m’est venu, Dentscourt, un singulier projet : |
12 |
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» Je ne redoute point d’en gonfler mon budget ; |
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» Je m’appauvrirais peu par de telles vétilles : |
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60 |
» Le mets qu’il faut offrir, c’est… — Eh quoi ? — Des lentilles ! |
12 |
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— « Des lentilles ! grand Dieu ! repris-je, tout surpris. |
12 |
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» — Oui, Dentscourt ; tous diront que le mets est exquis ; |
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» Mais les montrer à nu serait une imprudence : |
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» Il faut adroitement en sauver l’apparence. |
12 |
65 |
— « Je comprends, monseigneur, ai-je alors répondu : |
12 |
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» Je vais me signaler, et tout n’est pas perdu ; |
12 |
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» On verra si mon art brave les destinées, |
12 |
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» Ou si,dans les fourneaux, j’ai perdu trente années ! » |
12 |
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Cuisiniers, fournisseurs, l’honneur en est à nous : |
12 |
70 |
Votre zèle m’annonce un triomphe bien doux. |
12 |
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Trop long-temps dans nos murs a régné l’anarchie, |
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Ces temps-là reviendraient ; sauvons la monarchie ! |
12 |
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Et que notre bourgeois, grandi par nos succès, |
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Soit le restaurateur du royaume français. |
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75 |
De nos amis, qu’arrête une indigne épouvante, |
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Gorgeons la conscience affamée et béante ; |
12 |
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Et comme au triple chien qui garde les damnés, |
12 |
|
Jetons-lui les gâteaux au sommeil destinés. |
12 |
(Ils sortent.) |
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SCÈNE II
M. DENTSCOURT, SON FRÈRE CADET. |
LE CADET |
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Mon frère, embrassez-moi ; pour mon cœur quelle fête |
12 |
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De vous revoir ici, quand si longtemps… |
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M. DENTSCOURT |
80 |
De vous revoir ici, quand si longtemps… Arrête ! |
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Chapeau bas, mon cadet, devant ton frère aîné ! |
12 |
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Tu vois de quels honneurs je marche environné. |
12 |
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LE CADET |
|
Il est vrai : quel éclat ! quelle magnificence ! |
12 |
|
Jusqu’où d’un cuisinier peut aller la puissance ! |
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85 |
Mon frère, est-ce bien vous que je vis autrefois, |
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Maigre subordonné d’un cuisinier bourgeois, |
12 |
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Récurer les chaudrons et laver les assiettes ?… |
12 |
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Les temps sont bien changés ! |
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M. DENTSCOURT |
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Les temps sont bien changés ! Ignorant que vous êtes ! |
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Dans l’état où jadis le sort m’avait jeté, |
12 |
90 |
Un cuistre comme vous serait toujours resté ; |
12 |
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Moi, j’en ai su bientôt laver l’ignominie, |
12 |
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Il n’est point d’état vil pour l’homme de génie ; |
12 |
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Afin de s’élever, il faut ramper, dit-on : |
12 |
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On devient cuisinier, mais on naît marmiton. |
12 |
95 |
Long-temps je végétai dans cette classe obscure, |
12 |
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Où, comme en un creuset, me jeta la nature ; |
12 |
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Mais un feu, plus ardent que celui des fourneaux, |
12 |
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Vint épurer en moi des sentimens nouveaux : |
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Nous étions dans un temps où de nobles cuisines |
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100 |
Effrayèrent les yeux de leurs vastes ruines. |
12 |
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Voyant de possesseurs tant de tables changer, |
12 |
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Le peuple qui jeûnait crut avoir à manger : |
12 |
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Mais les nouvelles dents n’étaient pas moins actives : |
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Ces grandes tables-là sont pour peu de convives ; |
12 |
105 |
Ce sont de gros gaillards, ayant bon appétit, |
12 |
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L’un tient la poêle à frire, et puis le peuple cuit. |
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Alors on nous disait que les hommes sont frères, |
12 |
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Que les distinctions ne sont qu’imaginaires, |
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Et que, si le destin l’environne d’éclat, |
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110 |
L’homme le doit à soi, mais non à son état. |
12 |
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Et je me dis : « Il faut que je sois quelque chose ; |
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» Et de peur qu’à ma gloire un obstacle s’oppose, |
12 |
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» Je transporte en un lieu plus propre à mon emploi, |
12 |
|
» Les dieux de mon foyer, mon art sublime et moi. |
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115 |
» Je pars de la Gascogne, et… » Mais ma vie entière |
12 |
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Serait à te compter une trop longue affaire : |
12 |
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Qu’il me suffise donc de te dire qu’enfin, |
12 |
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Quelquefois malheureux, mais bravant le destin, |
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Et sans être jamais du parti qu’on opprime, |
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120 |
Je changeai de ragoûts ainsi que de régime. |
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Mais après la journée où certain grand brouillon, |
12 |
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Pour l’avoir trop chauffé, but un mauvais bouillon, |
12 |
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Un noble personnage où j’étais fort à l’aise, |
12 |
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Se sentant prêt à cuire, et les pieds sur la braise, |
12 |
125 |
Sans rien dire à ses gens, s’enfuit à l’étranger, |
12 |
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Me laissant lourd de graisse, et d’argent fort léger. |
12 |
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Alors, je m’accostai d’un homme à maigre trogne, |
12 |
|
Tout récemment encor arrivé de Gascogne, |
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Audacieux, fluet, médiocre et rampant, |
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130 |
Toujours grand ennemi du premier occupant, |
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Très-vide de vertu, mais gonflé d’espérance, |
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Qui sur sa route avait laissé sa conscience, |
12 |
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Comme un poids incommode à qui fait son chemin. |
12 |
|
Le poids n’était pas lourd, il est vrai ; mais enfin, |
12 |
135 |
À ravoir son paquet comme il pouvait prétendre, |
12 |
|
Bientôt, grâce à mes soins, il en eut à revendre. |
12 |
|
Je ne te dirai pas nos immenses succès, |
12 |
|
Si de notre destin nous sommes satisfaits, |
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Si nous savons flatter les appétits des hommes : |
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140 |
Lève les yeux, cadet, et vois ce que nous sommes ! |
12 |
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Jusqu’au faîte élevé, par mes nobles travaux, |
12 |
|
Monseigneur a dompté ses plus fameux rivaux. |
12 |
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L’un d’eux, plus rodomont, voulait faire le crâne ; |
12 |
|
Mais nous avons prouvé que ce n’était qu’un âne : |
12 |
145 |
Et, comme il refusait d’aller à sa façon, |
12 |
|
Monseigneur l’a chassé comme un petit garçon. |
12 |
|
Puis, étouffant enfin d’audacieux murmures, |
12 |
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Nous avons en tous lieux semé nos créatures : |
12 |
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Comme nos spectateurs ne battaient pas des mains, |
12 |
150 |
Nous avons au parterre envoyé des Romains. |
12 |
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En vain quelques railleurs attaquaient notre empire, |
12 |
|
Nous les avons, sous main, muselés sans rien dire. |
12 |
|
Rien ne peut maintenant borner notre crédit ; |
12 |
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Sur le ventre fondé, nourri par l’appétit, |
12 |
155 |
L’appétit, roi du monde, et d’autant plus terrible |
12 |
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Qu’il cache au fond des cœurs sa puissance invisible. |
12 |
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LE CADET |
|
Je conviens qu’un tel sort peut avoir des appas ; |
12 |
|
Mais un abîme s’ouvre, et bâille sous vos pas : |
12 |
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La France trop long-temps a tremblé sous un homme ; |
12 |
|
Son pouvoir abattu… |
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M. DENTSCOURT |
160 |
Son pouvoir abattu… Mais il faudra voir comme. |
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LE CADET |
|
Eh bien, nous le verrons ; il n’est pas très-aimé ; |
12 |
|
Le peuple, contre lui dès long-temps animé, |
12 |
|
Portant au pied du trône une plainte importune… |
12 |
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M. DENTSCOURT |
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Et comptes-tu pour rien César et sa fortune ? |
12 |
165 |
Me comptes-tu pour rien moi-même ? et nos amis, |
12 |
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À nos moindres désirs ne sont-ils pas soumis ? |
12 |
|
LE CADET |
|
Ne vous y fiez pas, si le sort vous traverse. |
12 |
|
Amis du pot-au-feu, tous fuiront, s’il renverse. |
12 |
|
Tremblez qu’un grand échec n’abaisse votre ton, |
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170 |
Car… plus d’un grand ministre est mort à Montfaucon. |
12 |
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M. DENTSCOURT |
|
Il faut faire une fin ; et pour nous quelle gloire, |
12 |
|
Quand la postérité lira dans notre histoire : |
12 |
|
« Ces deux héros sont morts ; la France les pleura ; |
12 |
|
» L’un fut grand diplomate, et l’autre… » ! |
|
|
LE CADET |
|
» L’un fut grand diplomate, et l’autre… » ! Et cætera. |
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175 |
L’histoire sur son compte en aurait trop à dire : |
12 |
|
Pensons-le seulement, gardons-nous de l’écrire. |
12 |
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M. DENTSCOURT |
|
Qu’entendez-vous par là ? Pas tant de libertés, |
12 |
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Cadet : on n’aime point toutes les vérités ; |
12 |
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Vous avouerez pourtant que sa digne excellence |
12 |
180 |
Sait fort bien travailler un royaume en finance : |
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On se plaint qu’en ses mains, sans s’en apercevoir, |
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Le monarque trompé laisse trop de pouvoir : |
12 |
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Mais on sait que jadis sur un autre rivage, |
12 |
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De l’art d’administrer il fit l’apprentissage ; |
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|
Ainsi… |
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LE CADET |
185 |
Ainsi… Je sais fort bien que ton maître autrefois |
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Fit la traite des Noirs, ou leur donna des lois : |
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|
Belle preuve ! |
|
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M. DENTSCOURT |
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Belle preuve ! Oh ! très-belle : il est homme de tête ; |
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|
Pourtant en ce moment ce sont les blancs qu’il traite : |
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|
Et l’on peut demander à tous nos invités |
12 |
190 |
Si je ne suis qu’un cuistre, et s’ils sont bien traités. |
12 |
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LE CADET |
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Mais le peuple l’est mal ; et bientôt sa misère |
12 |
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Demandera du pain aux gens du ministère ; |
12 |
|
Ou dans son désespoir, pour recouvrer son bien, |
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|
Il fera voir les dents… |
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M. DENTSCOURT |
|
Il fera voir les dents… Nous ne redoutons rien. |
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195 |
Par nos soins rétabli, Montrouge nous protège ; |
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|
Montrouge protégé par le sacré collège ; |
12 |
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Montrouge triomphant, et qui, malgré vos cris, |
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Envahit pied à pied le pavé de Paris ; |
12 |
|
Ce grand ordre, qu’à peine on a senti renaître, |
12 |
200 |
Dans nos murs étonnés s’élève et rentre en maître ; |
12 |
|
Et bientôt ses enfans, armés de nouveaux fers, |
12 |
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Vont dévorer Paris, la France et l’univers ! |
12 |
|
Ignobile vulgus, tremblez ! |
|
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LE CADET |
|
Ignobile vulgus, tremblez ! Tremblez vous-même ! |
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On a long-temps souffert votre insolence extrême ; |
12 |
205 |
Mais on vous montrera de la bonne façon, |
12 |
|
Qu’une majorité n’a pas toujours raison ; |
12 |
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Et le peuple à vos gens fera bientôt connaître |
12 |
|
Que celui qui les paie à droit d’être leur maître. |
12 |
|
M. DENTSCOURT |
|
Ceci ne peut se faire au temps où nous voila ; |
12 |
210 |
Si vous voulez crier, les gendarmes sont là ! |
12 |
|
Des mouchards décorés, ou portant des soutanes, |
12 |
|
Empoignent, dans leur vol, les paroles profanes. |
12 |
|
Nous irons droit au but que nous nous proposons : |
12 |
|
D’ailleurs, nous vous donnons les meilleures raisons ; |
12 |
215 |
Dans notre coffre-fort, si nous serrons vos pièces, |
12 |
|
C’est pour vous enseigner le mépris des richesses ; |
12 |
|
Car le bon temps revient, les bons pères aussi, |
12 |
|
Gare à vos esprits forts ! ils sentent le roussi. |
12 |
|
À tout pela d’ailleurs l’esprit public se prête : |
12 |
220 |
La canaille, il est vrai, comme dit la Gazette, |
12 |
|
Fait quelquefois du bruit, et veut montrer les dents : |
12 |
|
Mais, nous avons pour nous tous les honnêtes gens. |
12 |
|
Une dame a marché pieds nus ; une seconde |
12 |
|
À voulu l’imiter… Hein ? voilà du grand monde ! |
12 |
225 |
Nous avons vu passer un illustre baron, |
12 |
|
De la nef d’une église en celle de Caron ; |
12 |
|
Et, dans chaque soirée, il est de bienséance |
12 |
|
D’entendre, avant le bal, sermon et conférence . |
12 |
|
Écrivez maintenant, messieurs les beaux-esprits : |
12 |
230 |
Il est certain endroit, dans un coin de Paris, |
12 |
|
Où, par arrêt de cour, quand ils ont beau ramage, |
12 |
|
Nous savons faire entrer les oiseaux dans la cage. |
12 |
|
LE CADET |
|
Ne vous en vantez point : la cour n’est pas pour vous ; |
12 |
|
L’équité la conduit, et non votre courroux ; |
12 |
235 |
Déjà, plus d’une fois, sa justice prudente |
12 |
|
À détruit les projets que l’artifice enfante ; |
12 |
|
Le Tartufe puissant compta sur son appui, |
12 |
|
Mais les efforts du vice ont tourné contre lui : |
12 |
|
Et nous avons vu tous que, bravant vos caprices, |
12 |
240 |
La cour rend des arrêts, mais non pas des services ! |
12 |
|
M. DENTSCOURT |
|
Je n’ai rien à répondre à cette raison-là, |
12 |
|
Mais nous… ; |
|
|
|
SCÈNE III
M. DENTSCOURT, SON FRÈRE, LE SOUS-CHEF |
LE SOUS-CHEF |
|
Mais nous… ; Monsieur le chef, nos invités sont là ! |
|
|
M. DENTSCOURT |
|
Déjà ? La cinquième heure à peine au château sonne ; |
12 |
|
À cette heure jamais nous n’attendons personne… |
12 |
|
LE SOUS-CHEF |
245 |
C’est vrai, monsieur le chef ; mais nos nobles amis |
12 |
|
Attendaient ce repas, depuis long-temps promis ; |
12 |
|
Et même tel d’entr’eux que l’appétit réveille, |
12 |
|
Pour y mieux faire honneur, n’avait rien pris la veille : |
12 |
|
Vous jugez qu’Un discours sur l’impôt des cotons |
12 |
250 |
N’avait nul intérêt pour des gens si profonds ; |
12 |
|
Non plus qu’un autre encor sur les toiles écrues. |
12 |
|
Ensuite un monnayeur a parlé de sangsues ; |
12 |
|
— Lesquelles ? a-t-on dit. — Là-dessus, grands éclats ! |
12 |
|
Tous ont dit : La clôture ! à demain les débats ! |
12 |
255 |
Ces débats cependant promettaient des merveilles ; |
12 |
|
Mais un ventre affamé, dit-on, n’a point d’oreilles ; |
12 |
|
Tous ont fui jusqu’ici. |
|
|
M. DENTSCOURT |
|
Tous ont fui jusqu’ici. Eh bien, tout est prévu ; |
|
|
On ne nous prendra pas, du moins, au dépourvu… |
12 |
|
Les lentilles ?… |
|
|
LE SOUS-CHEF |
|
Les lentilles ?… C’est prêt : on a mis en purée |
|
260 |
Celles que ce matin vous aviez préparées. |
12 |
|
M. DENTSCOURT |
|
On n’attend plus personne ? Ils sont tous arrivés ? |
12 |
|
Le potage est sur table ? |
|
|
LE SOUS-CHEF |
|
Le potage est sur table ? Oui, tout est prêt. |
|
|
M. DENTSCOURT, à la cantonnade
|
|
Le potage est sur table ? Oui, tout est prêt. Servez ! |
|
(Le sous-chef sort.) |
|
|
SCÈNE IV
M. DENTSCOURT, SON FRÈRE. |
M. DENTSCOURT |
|
Mon triomphe s’apprête, et ma gloire s’achève : |
12 |
|
On verra si nos plans ne sont point un vain rêve ; |
12 |
265 |
Le projet cependant était audacieux ; |
12 |
|
Le sort en a trahi de moins ambitieux ; |
12 |
|
La roche Tarpéienne… |
|
|
LE CADET |
|
La roche Tarpéienne… Est près du Capitole. |
|
|
M. DENTSCOURT |
|
Mais, si l’on tombe aussi… c’est du ciel ! |
|
|
LE CADET |
|
Mais, si l’on tombe aussi… c’est du ciel ! Ça console. |
|
|
M. DENTSCOURT |
|
Ah bah ! ne craignons rien, nous sommes dans le port ! |
12 |
(Il rêve un moment.) ! |
270 |
Écoute, mon cadet ; je veux te faire un sort ; |
12 |
|
Car, quoique parvenu, je suis encor bon frère ; |
12 |
|
Je te reçois ici… comme surnuméraire. |
12 |
|
LE CADET |
|
Où cela conduit-il ? |
|
|
M. DENTSCOURT |
|
Où cela conduit-il ? A de bons résultats : |
|
|
C’est comme qui dirait cadet dans les soldats. |
12 |
|
LE CADET |
|
Il n’en existe plus. |
|
|
M. DENTSCOURT |
275 |
Il n’en existe plus. Nous en verrons encore. |
|
|
Les aînés n’étaient plus : Monseigneur les restaure. |
12 |
|
Ah ! messieurs les cadets, tremblez, vous n’aurez rien ! |
12 |
|
Mais plutôt, soyez gais, car c’est pour votre bien ; |
12 |
|
Le monde a, voyez-vous, un attrait bien perfide ; |
12 |
280 |
Mais la religion vous prend sous son égide. |
12 |
|
Vous avez faim ? L’église engraisse ses enfans. |
12 |
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Vous n’avez point d’asile ? Allez dans les couvens ; |
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C’est là que vous pourrez mener vie agréable, |
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Prier le ciel pour nous qui nous donnons au diable… |
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LE CADET |
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Comment, mon frère aîné ? voici bien du nouveau ! |
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M. DENTSCOURT |
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Oui, pourquoi t’étonner d’un projet aussi beau ? |
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Il prendra : tu verras si ma nouvelle est fausse ; |
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Monseigneur l’a fait cuire, et j’en ai fait la sauce ; |
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Le dîner, qu’aux ventrus nous offrons aujourd’hui |
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À notre noble cause assure leur appui : |
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Oh ! nous avons compris les besoins de l’époque ? |
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LE CADET |
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On rira, c’est absurde. |
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M. DENTSCOURT |
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On rira, c’est absurde. Ah ! parbleu ! qu’on s’en moque… |
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Que nous importe, à nous ? Les rieurs pleureront : |
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Comme a dit Mazarin : Ils chantent, ils pairont ! |
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SCÈNE V
M. DENTSCOURT, SON FRÈRE, LE SOUS-CHEF. |
M. DENTSCOURT |
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Ciel ! qu’as-tu donc, sous-chef ? quel trouble ! |
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LE SOUS-CHEF |
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Ciel ! qu’as-tu donc, sous-chef ? quel trouble ! O destinée !… |
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O trop malencontreuse et fatale journée ! |
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M. DENTSCOURT |
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Assieds-toi, conte-nous… |
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LE SOUS-CHEF, d’un ton tragique
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Assieds-toi, conte-nous… Infandum !…sed… quanquam … |
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Meminisse horret… luctu… — Incipiam ! |
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La soupe n’était plus… et les bouches bourrées |
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300 |
Avaient, sans dire un mot, envahi les entrées ; |
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Tout-à-coup, Monseigneur se lève avec éclat, |
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Et, d’un bras intrépide… Il découvre le plat ; |
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On sert — Qu’est-ce ? — On l’ignore, et chacun d’un air louche, |
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Porte, en la flairant bien, la cuiller à la bouche. |
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Des lentilles ! — Grand Dieu ! — Tout ce monde à ce mot |
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Frémit. « Nous offre t-on la fortune du pot ? |
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M Se sont-ils écriés. Quelle horrible imposture ! |
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» Nous ont-ils invités pour nous faire une injure ? »— |
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Monseigneur est confus ; ses illustres amis |
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Regardent l’assemblée avec des yeux surpris ; |
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L’un oppose à ce bruit, que chaque instant redouble, |
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Un air indifférent qu’a démenti son trouble ; |
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Un marin, l’œil fixé sur les deux précédens, |
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Reste, la bouche ouverte, et la cuiller aux dents ; |
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Pendant qu’un autre encor, sentant la conséquence, |
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S’appuyait sur son Turc, et fumait d’importance ; |
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Enfin, c’est un tumulte !… on se lève en jurant… |
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Presque tous sont partis… Monsieur l’Indifférent |
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Fait pour les retenir un effort inutile ; |
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Et lui-même, en pleurant, suit la foule indocile. |
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L’après-dînée en vain promettait à la fois |
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Lecture édifiante et le prince iroquois ; |
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Tout s’enfuit… Resté seul, Monseigneur est perplexe, |
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Et veut… |
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SCÈNE VI
LES PRÉCÉDENTS, UN GROS MONSIEUR. |
LE MONSIEUR |
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Et veut… Eh ! cuisiniers, suis-je un homme qu’on vexe ! |
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Croit-on qu’un orateur, qu’on place entre deux feux, |
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Quand il a bien parlé, n’ait pas le ventre creux ? |
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Lorsque j’ai mal dîné, ma voix en est aigrie ; |
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Comme mon estomac, ma conscience crie : |
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Qui pourra l’apaiser ?… Est-ce pour de tels mets, |
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Que j’ai de tout Paris bravé les quolibets ; |
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Que, séduit par l’espoir d’un repas aussi mince, |
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J’ai trompé tous les vœux que formait ma province ! |
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Et sur tant de sujets pour calmer mon effroi, |
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Corbleu ! monsieur le chef, des lentilles à moi ! |
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335 |
On ne m’aurait pas fait une pareille injure |
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Bans les obscurs dîners d’une sous-préfecture. |
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Quand, nourrissant l’espoir d’un dîner bien complet, |
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J’avais, avant d’entrer, desserré mon gilet, |
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À de pareils affronts aurais-je dû m’attendre ? |
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(A M. Dentscourt, qui veut sortir.) |
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Restez, monsieur le chef, restez ! Il faut m’entendre ! |
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Quoique mauvais chrétien, par l’odeur excité, |
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J’avais dit hautement mon bénédicité ! — |
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Et ces dîners encor, qu’aidé de ses complices, |
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Monseigneur, l’autre jour, rogna de deux services !… |
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345 |
N’est-ce pas conspirer contre notre estomac ? |
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Nous avons trop long-temps supporté ce micmac : |
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De sorte que, pour prix d’un généreux courage, |
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Nous nous voyons réduits à trois, pour tout potage. |
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Les choses désormais n’en iront point ainsi : |
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Et, pour n’y plus rentrer, je m’arrache d’ici. |
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Il est en cor des gens non séduits par le ventre, |
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Peu nombreux, il est vrai, mais placés loin du centre… |
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Je m’en vais, dans un coin, prendre place avec eux, |
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On y dîne un peu moins, mais on y parle mieux ! |
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(Il sort.) |
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SCÈNE VII ET DERNIÈRE
M. DENTSCOURT, SON FRÈRE, LE SOUS-CHEF. |
LE CADET |
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Eh bien ! tout est flambé ; qu’en dites-vous, mon frère ? |
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M. DENTSCOURT |
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Quel déchet ! |
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LE SOUS-CHEF |
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Quel déchet ! Monseigneur est en grande colère ; |
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De son mauvais succès c’est à vous qu’il se prend. |
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M. DENTSCOURT |
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Et voilà ce que c’est que de servirun grand ! |
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Qu’une vaste entreprise échoue ou réussisse, |
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Nous en avons les coups, ou lui le bénéfice. |
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LE SOUS-CHEF |
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Redoutez les effets de son premier courroux, |
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Il sera moins terrible en pesant sur nous tous. |
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M. DENTSCOURT |
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Oui, vous le dompterez toujours par la famine. |
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LE SOUS-CHEF |
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Très-bien ! mais s’il allait supprimer la cuisine ? |
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LE SOUS-CHEF |
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Non, non. Je l’aperçois… où fuir ? où vous cacher ? |
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M. DENTSCOURT, d’un ton tragique.
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Dans les bureaux… Crois-tu qu’il m’y vienne chercher ? |
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