Métrique en Ligne
MUS_4/MUS123
Alfred de MUSSET
POÉSIES POSTHUMES
1824-1857
Embuscade
Trois pierres sur la dune, au revers trois bandits, 12
Trois stylets dans leur sein. Sur les flots alourdis 12
Où commence avec l'ombre à s'engrosser la nue, 12
Dégoutte, au long des toits, une onde tiède et nue. 12
5 C'est entre chien et loup, comme on dit. Par instant, 12
A peine au quai noirci passe un manteau flottant. 12
D'ailleurs, la grève est large et sombre. Les lanternes 12
En spectres incertains y croisent leurs feux ternes. 12
Pas un pied n'y remue, et chaque coup de vent 12
10 Fait heurter une vitre en un prochain couvent. 12
— Pippo, dit l'un des trois, estimes-tu qu'en somme 12
Ce vieux renard nous ait assez payé notre homme ? 12
J'ai vent que le bon sir est dur sur les écus 12
Et qu'il n'en mourrait pas pour donner un peu plus ! 12
15 — Bah ! dit l'autre, as-tu peur ? Voilà deux matinées 12
Que je passe à rien faire, et mes après-dînées 12
A dormir contre un mur, au bas d'un escalier… 12
On s'ennuie à la fin. D'ailleurs, le cavalier 12
Mort, à nous le cheval ! Ça fera des cigares 12
20 Pour un mois, et de quoi remonter nos guitares ! 12
Et si l'homme est à pied, nous aurons le pourpoint, 12
Sans compter les revers, s'il met l'épée au poing ! 12
— Dieu le sait ! dit Pippo. Le ventre à la besogne, 12
Et non le dos ! Mieux vaut la hart que la vergogne ! 12
25 — Paix, bavards ! prit le tiers. On vient, êtes-vous prêts ? 12
C'est le temps d'escrimer, et gare les jarrets ! 12
Tous trois, sur leurs poignards s'inclinent. — Mais l'alerte 12
Est fausse, Gaëtan ! La plume est noire ou verte, 12
Et celle qu'il nous faut est blanche ! — Mort de Dieu ! 12
30 Prit le premier causeur, est-ce l'heure et le lieu 12
Qu'on nous fasse en plein vent garder le pied de grue, 12
D'un temps à ne pas mettre un chien mort dans la rue ? 12
Le tout pour qui ? Pour rien ! — Cousin, dit Gaëtan, 12
Si le talon t'en dit, nous voilà deux, va-t'en ! 12
35 — Hum ! dit le vieux brigand, grinçant dans sa moustache, 12
Sans doute autant de pris. Il s'assit. — Que je sache, 12
C'est vrai qu'on m'a payé pour tuer un passant, 12
Mais non pas pour l'attendre ! Et s'il en passe cent ? 12
— Vive Dieu, dit Pippo, c'est quand son gibier passe 12
40 Qu'on voit, d'un franc limier, s'il est de bonne race. 12
— Je le veux, poursuivit l'autre, et pour franc limier, 12
Par saint Jean ! nous verrons qui s'enfuit le premier. 12
Me juges-tu le cœur si faible, et qu'à la tâche 12
Pour avoir le poil gris on ait la main plus lâche ? 12
45 Sais-tu bien seulement que j'étais condamné 12
Et qu'on m'avait pendu, que tu n'étais pas né ? 12
Oui, mon fils, et Dieu sait où j'en serais à l'heure 12
Qui sonne, si la corde avait été meilleure ! 12
Croyez-moi, mes enfants, quand on a, du licou, 12
50 Vu le prévôt descendre à cheval sur son cou, 12
On comprend qu'il est dur d'aller gagner sa vie 12
A guetter les passants sur les quais, par la pluie, 12
Et que les gens heureux sont les lazzaroni 12
Qui vivent d'eau, de fruits et de macaroni. 12
55 — Vrai, dit l'autre, en ce cas, tu sais mieux que personne 12
Ce que pèse un gredin dans sa peau ! Je m'étonne 12
Que Satan, t'ayant pris à la gorge une fois, 12
Ne t'ait pas, dans la nuque, enfoncé mieux les doigts ! 12
Étais-tu donc trop maigre ? Ou si c'est que ton âme 12
60 S'est rouillée à l'étui comme une vieille lame ? 12
— Je ne sais, mon enfant, c'est un moment passé ! 12
Mais ma barbe, à l'endroit n'a jamais repoussé ! 12
— Bavards, reprit encor le tiers, ferez-vous trêve ? 12
Je viens de voir un lac aborder à la grève ; 12
65 Laissez le prendre au large, et ne nous montrons pas 12
Avant qu'il ait paru sous ce falot, là-bas ! 12
— Cette fois, dit Pippo, c'est lui-même ! Et l'ouvrage 12
Nous vient ! Voici l'oiseau : je l'avise au plumage ! 12
Main haute et chapeau bas !…
Ce qui fut dit fut fait,
70 Quelqu'un le long du mur arrivait en effet. 12
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