Métrique en Ligne
MUS_2/MUS82
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
APRÈS UNE LECTURE
I
Ton livre est ferme et franc, brave homme, il fait aimer. 12
Au milieu des bavards qui se font imprimer, 12
Des grands noms inconnus dont la France est lassée, 12
Et de ce bruit honteux qui salit la pensée, 12
5 Il est doux de rêver avant de le fermer, 12
Ton livre, et de sentir tout son cœur s'animer. 12
II
L'avez-vous jamais lu, marquise ? et toi, Lisette ? 12
Car ce n'est que pour vous, grande dame ou grisette, 12
Sexe adorable, absurde, exécrable et charmant, 12
10 Que ce pauvre badaud qu'on appelle un poëte, 12
Par tous les temps qu'il fait s'en va le nez au vent, 12
Toujours fier et trompé, toujours humble et rêvant. 12
III
Que nous font, je vous prie, et que pourraient nous faire, 12
A nous autres rimeurs, de qui la grande affaire 12
15 Est de nous consoler en arrangeant des mots, 12
Que nous font les sifflets, les cris ou les bravos ? 12
Nous chantons à tue-tête ; il faut bien que la terre 12
Nous réponde, après tout, par quelques vains échos. 12
IV
Mais quel bien fait le bruit, et qu'importe la gloire ? 12
20 Est-on plus ou moins mort quand on est embaumé ? 12
Qu'importe un écolier, sachant trois mots d'histoire, 12
Qui tire son bonnet devant une écritoire, 12
Ou salue en passant un marbre inanimé ? 12
Être admiré n'est rien ; l'affaire est d'être aimé. 12
V
25 Vive le vieux roman, vive la page heureuse 12
Que tourne sur la mousse une belle amoureuse ! 12
Vive d'un doigt coquet le livre déchiré, 12
Qu'arrose dans le bain le robinet doré ! 12
Et, que tous les pédants frappent leur tête creuse, 12
30 Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! 12
VI
Oh ! oh ! dira quelqu'un, la chose est un peu rude. 12
N'est-ce rien de rimer avec exactitude ? 12
Et pourquoi mettrait-on son fils en pension, 12
Si, pour unique juge, après quinze ans d'étude, 12
35 On n'a qu'une cornette au bout d'un cotillon ? 12
J'en suis bien désolé, c'est mon opinion. 12
VII
Les femmes, j'en conviens, sont assez ignorantes. 12
On ne dit pas tout haut ce qui les rend contentes ; 12
El comme, en général, un peu de fausseté 12
40 Est leur plus grand plaisir après la vanité, 12
On en peut, par hasard, trouver qui sont méchantes. 12
Mais qu'y voulez-vous faire ? elles ont la beauté. 12
VIII
Or, la beauté, c'est tout. Platon l'a dit lui-même, 12
La beauté, sur la terre, est la chose suprême. 12
45 C'est pour nous la montrer qu'est faite la clarté. 12
Rien n'est beau que le vrai, dit un vers respecté ; 12
Et moi, je lui réponds, sans crainte d'un blasphème : 12
Rien n'est vrai que le beau, rien n'est vrai sans beauté. 12
IX
Quand le soleil entra dans sa route infinie, 12
50 A son premier regard, de ce monde imparfait 12
Sortit le peu de bien que le ciel avait fait ; 12
De la beauté l'amour, de l'amour l'harmonie ; 12
Dans ce rayon divin s'élança le génie ; 12
Voilà pourquoi je dis que Margot s'y connaît. 12
X
55 Et j'en dirais bien plus si je me laissais faire. 12
Ma poétique, un jour, si je puis la donner, 12
Sera bien autrement savante et salutaire. 12
C'est trop peu que d'aimer, c'est trop peu que de plaire : 12
Le jour où l'Hélicon m'entendra sermonner, 12
60 Mon premier point sera qu'il faut déraisonner. 12
XI
Celui qui ne sait pas, quand la brise étouffée 12
Soupire au fond des bois son tendre et long chagrin, 12
Sortir seul, au hasard, chantant quelque refrain, 12
Plus fou qu'Ophélia de romarin coiffée, 12
65 Plus étourdi qu'un page amoureux d'une fée. 12
Sur son chapeau cassé jouant du tambourin ; 12
XII
Celui qui ne voit pas, dans l'aurore empourprée, 12
Flotter, les bras ouverts, une ombre idolâtrée ; 12
Celui qui ne sent pas, quand tout est endormi, 12
70 Quelque chose qui l'aime errer autour de lui ; 12
Celui qui n'entend pas une voix éplorée 12
Murmurer dans la source, et l'appeler ami ; 12
XIII
Celui qui n'a pas l'âme à tout jamais aimante, 12
Qui n'a pas pour tout bien, pour unique bonheur, 12
75 De venir lentement poser son front rêveur 12
Sur un front jeune et frais, à la tresse odorante. 12
Et de sentir ainsi d'une tête charmante 12
La vie et la beauté descendre dans son cœur ; 12
XIV
Celui qui ne sait pas, durant les nuits brûlantes 12
80 Qui font pâlir d'amour l'étoile de Vénus, 12
Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus, 12
Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes, 12
Et devant l'infini joindre des mains tremblantes, 12
Le cœur plein de pitié pour des maux inconnus ; 12
XV
85 Que celui-là rature et barbouille à son aise ; 12
Il peut, tant qu'il voudra, rimer à tour de bras, 12
Ravauder l'oripeau qu'on appelle antithèse, 12
Et s'en aller ainsi jusqu'au Père-Lachaise, 12
Traînant à ses talons tous les sols d'ici-bas ; 12
90 Grand homme, si l'on veut, mais poëte, non pas. 12
XVI
Certes, c'est une vieille et vilaine famille 12
Que celle des frelons et des imitateurs ; 12
Allumeurs de quinquets, qui voudraient être acteurs. 12
Aristophane en rit, Horace les étrille ; 12
95 Mais ce n'est rien auprès des versificateurs. 12
Le dernier des humains est celui qui cheville. 12
XVII
Est-il, je le demande, un plus triste souci 12
Que celui d'un niais qui veut dire une chose, 12
El qui ne la dit pas, faute d'écrire en prose ? 12
100 J'ai fait de mauvais vers, c'est vrai ; mais, Dieu merci, 12
Lorsque je les ai faits, je les voulais ainsi. 12
El de Wailly ni Boiste, au moins, n'en sont la cause. 12
XVIII
Non, je ne connais pas de métier plus honteux, 12
Plus sol, plus dégradant, pour la pensée humaine, 12
105 Que de se mettre ainsi la cervelle à la gêne 12
Pour écrire trois mots quand il n'en faut que deux, 12
Traiter son propre cœur comme un chien qu'on enchaîne, 12
Et fausser jusqu'aux pleurs que l'on a dans les yeux. 12
XIX
O toi qu'appelle encor ta pairie abaissée, 12
110 Dans la tombe précoce à peine refroidi, 12
Sombre amant de la Mort, pauvre Léopardi 1, 12
Si, pour faire une phrase un peu mieux cadencée, 12
Il t'eût fallu jamais toucher à ta pensée. 12
Qu'aurait-il répondu, ton cœur simple et hardi ? 12
XX
115 Telle fut la vigueur de ton sobre génie, 12
Tel fut ton chaste amour pour l'âpre vérité, 12
Qu'au milieu des langueurs du parler d'Ausonie, 12
Tu dédaignas la rime et sa molle harmonie, 12
Pour ne laisser vibrer sur ton luth irrité 12
120 Que l'accent du malheur et de la liberté. 12
XXI
El pourtant il s'y mêle une douceur divine ; 12
Hélas ! c'est ton amour, c'est la voix de Nérine, 12
Nérine aux yeux brillants qui te faisaient pâlir, 12
Celle que lu nommais « ton éternel soupir. » 12
125 Hélas ! sa maison peinte, au pied de la colline, 12
Resta déserte un jour, et tu la vis mourir ; 12
XXII
El lu mourus aussi. Seul, l'âme désolée, 12
Mais toujours calme et bon, sans te plaindre du sort, 12
Tu marchais en chantant dans la roule isolée. 12
130 L'heure dernière vint, tant de fois appelée. 12
Tu la vis arriver sans crainte et sans remord, 12
Et lu goûtas enfin le charme de la mort. 12
L'un des poëtes les plus remarquables de l'Italie moderne, mort en 1837.
logo du CRISCO logo de l'université