Métrique en Ligne
MUS_2/MUS76
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
LE MIE PRIGIONI
On dit : « Triste comme la porte 8
» D'une prison, » — 4
Et je crois, le diable m'emporte, 8
Qu'on a raison. 4
5 D'abord, pour ce qui me regarde, 8
Mon sentiment 4
Est qu'il vaut mieux monter sa garde, 8
Décidément. 4
Je suis, depuis une semaine, 8
10 Dans un cachot, 4
Et je m'aperçois avec peine 8
Qu'il fait très-chaud. 4
Je vais bouder à la fenêtre, 8
Tout en fumant ; 4
15 Le soleil commence à paraître 8
Tout doucement. 4
C'est une belle perspective, 8
De grand matin, 4
Que des gens qui font la lessive 8
20 Dans le lointain. 4
Pour se distraire, si l'on bâille, 8
On aperçoit 4
D'abord une longue muraille, 8
Puis un long toit. 4
25 Ceux à qui ce séjour tranquille 8
Est inconnu 4
Ignorent l'effet d'une tuile 8
Sur un mur nu. 4
Je n'aurais jamais cru moi-même, 8
30 Sans l'avoir vu, 4
Ce que ce spectacle suprême 8
A d'imprévu. 4
Pourtant les rayons de l'automne 8
Jettent encor 4
35 Sur ce toit plat et monotone 8
Un réseau d'or. 4
Et ces cachots n'ont rien de triste, 8
Il s'en faut bien ; 4
Peintre ou poëte, chaque artiste 8
40 Y met du sien. 4
De dessins, de caricatures, 8
Ils sont couverts. 4
Çà et là quelques écritures 8
Semblent des vers. 4
45 Chacun tire une rêverie 8
De son bonnet : 4
Celui-ci, la Vierge Marie ; 8
L'autre, un sonnet. 4
Là, c'est Madeleine en peinture, 8
50 Pieds nus, qui lit ; 4
Vénus rit sous la couverture. 8
Au pied du lit. 4
Plus loin, c'est la Foi, l'Espérance, 8
La Charité, 4
55 Grands croquis faits à toute outrance, 8
Non sans beauté. 4
Une Andalouse assez gaillarde, 8
Au cou mignon, 4
Est dans un coin qui vous regarde 8
60 D'un air grognon. 4
Celui qui fit, je le présume, 8
Ce médaillon, 4
Avait un gentil brin de plume 8
A son crayon 1. 4
65 Le Christ regarde Louis-Philippe 8
D'un air surpris ; 4
Un bonhomme fume sa pipe 8
Sur le lambris. 4
Ensuite vient un paysage 8
70 Très-compliqué, 4
Où l'on voit qu'un monsieur très-sage 8
S'est appliqué. 4
Dirai-je quelles odalisques 8
Les peintres font, 4
75 A leurs très-grands périls et risques, 8
Jusqu'au plafond ? 4
Toutes ces lettres effacées 8
Parlent pourtant ; 4
Elles ont vécu, ces pensées, 8
80 Fût-ce un instant. 4
Que de gens, captifs pour une heure, 8
Tristes ou non, 4
Ont à cette pauvre demeure 8
Laissé leur nom ! 4
85 Sur ce vieux lit où je rimaille 8
Ces vers perdus ; 4
Sur ce traversin où je bâille 8
A bras tendus, 4
Combien d'autres ont mis leur tête, 8
90 Combien ont mis 4
Un pauvre corps, un cœur honnête 8
Et sans amis ! 4
Qu'est-ce donc ? en rêvant à vide 8
Contre un barreau, 4
95 Je sens quelque chose d'humide 8
Sur le carreau. 4
Que veut donc dire celte larme 8
Qui tombe ainsi, 4
Et coule de mes yeux sans charme 8
100 Et sans souci ? 4
Est-ce que j'aime ma maîtresse ? 8
Non, par ma foi ! 4
Son veuvage ne l'intéresse 8
Pas plus que moi. 4
105 Est-ce que je vais faire un drame ? 8
Par tous les dieux ! 4
Chanson pour chanson, une femme 8
Vaut encor mieux. 4
Sentirais-je quelque ingénue 8
110 Velléité 4
D'aimer cette belle inconnue, 8
La Liberté ? 4
On dit, lorsque ce grand fantôme 8
Est verrouillé, 4
115 Qu'il a l'air triste comme un tome 8
Dépareillé. 4
Est-ce que j'aurais quelque dette ? 8
Mais, Dieu merci ! 4
Je suis en lieu sûr ; on n'arrête 8
120 Personne ici. 4
Cependant cette larme coule, 8
Et je la vois 4
Qui brille en tremblant, et qui roule 8
Entre mes doigts. 4
125 Elle a raison, elle veut dire : 8
Pauvre petit, 4
A ton insu ton cœur respire 8
Et t'avertit 4
Que le peu de sang qui l'anime 8
130 Est ton seul bien, 4
Que tout le reste est pour la rime 8
Et ne dit rien. 4
Mais nul être n'est solitaire, 8
Même en pensant, 4
135 Et Dieu n'a pas fait pour le plaire 8
Ce peu de sang. 4
Lorsque tu railles la misère 8
D'un air moqueur, 4
Tes amis, ta sœur et la mère 8
140 Sont dans ton cœur. 4
Cette pâle et faible étincelle 8
Qui vil en toi, 4
Elle marche, elle est immortelle, 8
Et suit sa loi. 4
145 Pour la transmettre, il faut soi-même 8
La recevoir, 4
Et l'on songe à tout ce qu'on aime, 8
Sans le savoir. 4
Théophile Gautier.
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