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MUS_2/MUS75
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
SUR LA PARESSE
A M. B…
» Oui, j'écris rarement, et me plais de le faire ; 12
» Non pas que la paresse en moi soit ordinaire, 12
» Mais, sitôt que je prends la plume à ce dessein, 12
» Je crois prendre en galère une rame à la main. » 12
5 Qui croyez-vous, mon cher, qui parle de là sorte ? 12
C'est Alfred, direz-vous, ou le diable m'emporte ! 12
Non, ami. Plût à Dieu que j'eusse dit si bien, 12
El si net et si court, pourquoi je ne dis rien ! 12
L'esprit mâle et hautain dont la sobre pensée 12
10 Fut dans ces rudes vers librement cadencée 12
(Otez votre chapeau), c'est Mathurin Regnier, 12
De l'immortel Molière immortel devancier, 12
Qui ploya notre langue, et dans sa cire molle 12
Sut pétrir et dresser la romaine hyperbole ; 12
15 Premier maître jadis sous lequel j'écrivis, 12
Alors que du voisin je prenais les avis, 12
El qui me fut montré, dans l'âge où tout s'ignore, 12
Par de plus fiers que moi, qui l'imitent encore ; 12
Mais la cause était bonne, et, quel qu'en soit l'effet, 12
20 Quiconque m'a fait voir celte route a bien fait. 12
Or, je me demandais hier dans la solitude : 12
Ce cœur sans peur, sans gêne et sans inquiétude, 12
Qui vécut et mourut dans un si brave ennui, 12
S'il se taisait jadis, qu'eût-il fait aujourd'hui ? 12
25 Alors à mon esprit se présentaient en hâte 12
Nos vices, nos travers, et toute celle pâte 12
Dont il aurait su faire un plat de son métier 12
A nous désopiler pendant un siècle entier : 12
D'abord, le grand fléau qui nous rend tous malades, 12
30 Le seigneur Journalisme et ses pantalonnades, 12
Ce droit quotidien qu'un sot a de berner 12
Trois ou quatre milliers de sots, à déjeuner ; 12
Le règne du papier, l'abus de l'écriture, 12
Qui d'un plat feuilleton fait une dictature, 12
35 Tonneau d'encre bourbeux par Fréron défoncé, 12
Dont, jusque sur le trône, on est éclaboussé ; 12
En second lieu, nos mœurs, qui se croient plus sévères, 12
Parce que nous cachons et nous rinçons nos verres, 12
Quand nous avons commis dans quelque coin honteux 12
40 Ces éternels péchés dont pouffaient nos aïeux ; 12
Puis, nos discours pompeux, nos fleurs de bavardage, 12
L'esprit européen de nos coqs de village. 12
Ce bel art si choisi d'offenser poliment, 12
Et de se souffleter parlementairement ; 12
45 Puis, nos livres morts-nés, nos poussives chimères, 12
Pâture des portiers ; et ces pauvres commères, 12
Qui, par besoin d'amants, ou faute de maris, 12
Font du moins leur besogne en pondant leurs écrits ; 12
Ensuite, un mal profond, la Croyance envolée, 12
50 La Prière inquiète, errante et désolée, 12
Et, pour qui joint les mains, pour qui lève les yeux, 12
Une croix en poussière et le désert aux cieux ; 12
Ensuite, un mal honteux, le bruit de la monnaie, 12
La jouissance brute et qui croit être vraie, 12
55 La mangeaille, le vin, l'égoïsme hébété, 12
Qui se berce en ronflant dans sa brutalité ; 12
Puis, un tyran moderne, une peste nouvelle, 12
La médiocrité, qui ne comprend rien qu'elle, 12
Qui, pour chauffer la cuve où son fer fume et bout, 12
60 Y jetterait le bronze où César est debout, 12
Instinct de la basoche, odeur d'épicerie, 12
Qui fait lever le cœur à la mère-pairie, 12
Capable, avec le temps, de la déshonorer, 12
Si sa fierté native en pouvait s'altérer ; 12
65 Ensuite, un tort léger, tant il est ridicule, 12
Et qui ne vaut pas même un revers de férule, 12
Les lamentations des chercheurs d'avenir, 12
Ceux qui disent : Ma sœur, ne vois-tu rien venir ? 12
Puis, un mal dangereux, qui louche à tous les crimes, 12
70 La sourde ambition de ces tristes maximes 12
Qui ne sont même pas de vieilles vérités, 12
Et qu'on vient nous donner comme des nouveautés ; 12
Vieux galons de Rousseau, défroque de Voltaire, 12
Carmagnole en haillons volée à Robespierre, 12
75 Charmante garde-robe où sont emmaillottés 12
Du peuple souverain les courtisans crottés ; 12
Puis enfin, tout au bas, la dernière de toutes, 12
La lièvre de ces fous qui s'en vont par les routes 12
Arracher la charrue aux mains du laboureur, 12
80 Dans l'atelier désert corrompre le malheur, 12
Au nom d'un Dieu de paix qui nous prescrit l'aumône 12
Traîner au carrefour le pauvre qui frissonne, 12
D'un fer rouillé de sang armer sa maigre main, 12
Et se sauver dans l'ombre, en poussant l'assassin. 12
85 Qu'aurait dit à cela ce grand traîneur d'épée, 12
Ce flâneur « qui prenait les vers à la pipée ? » 12
Si dans ce gouffre obscur son regard eût plongé, 12
Sous quel étrange aspect l'eût-il envisagé ? 12
Quelle affreuse tristesse ou quel rire homérique 12
90 Eût ouvert ou serré ce cœur mélancolique ? 12
Se fût-il contenté de nous prendre en pitié, 12
De consoler sa vie avec quelque amitié, 12
Et de laisser la foule étourdir ses oreilles, 12
Comme un berger qui dort au milieu des abeilles ? 12
95 Ou bien, le cœur ému d'un mépris généreux, 12
Aurait-il là-dessus versé, comme un vin vieux, 12
Ses hardis hiatus, flot jailli du Parnasse, 12
Où Despréaux mêla sa tisane à la glace ? 12
Certes, s'il eût parlé, ses robustes gros mots 12
100 Auraient de pied en cap ébouriffé les sots ; 12
Qu'il se fût abattu sur une telle proie, 12
L'ombre de Juvénal en eût frémi de joie, 12
Et sur ce noir torrent qui mène tout à rien 12
Quelques mots flotteraient, dits pour les gens de bien. 12
105 Franchise du vieux temps, muse de la patrie, 12
Où sont ta verte allure et la sauvagerie ? 12
Comme ils tressailleraient, les paternels tombeaux, 12
Si la voix douce et rude en frappait lés échos ! 12
Comme elles tomberaient, nos gloires mendiées, 12
110 De patois étrangers nos muses barbouillées, 12
Devant toi qui puisas (on immortalité 12
Dans ta beauté féconde et dans (a liberté ! 12
Avec quelle rougeur et quel piteux visage 12
Notre bégueulerie entendrait ton langage, 12
115 Toi qu'un juron gaulois n'a jamais fait bouder, 12
Et qui, ne craignant rien, ne sais rien marchander ! 12
Quel régiment de fous, que de marionnettes, 12
Quel troupeau de mulets dandinant leurs sonnettes, 12
Quelle procession de pantins désolés, 12
120 Passeraient devant nous, par ta voix appelés ! 12
Et quel plaisir de voir, sans masque ni lisières, 12
A travers le chaos de nos folles misères, 12
Courir en souriant tes beaux vers ingénus, 12
Tantôt légers, tantôt boiteux, toujours pieds nus ! 12
125 Gaîté, génie heureux, qui fut jadis le nôtre, 12
Rire dont on riait d'un bout du monde à l'autre, 12
Esprit de nos aïeux, qui te réjouissais 12
Dans l'éternel bon sens, lequel est né français, 12
Fleurs de notre pays, qu'êtes-vous devenues ? 12
130 L'aigle s'est-il lassé de planer dans les nues, 12
El de tenir toujours son regard arrêté 12
Sur l'astre tout-puissant d'où jaillit la clarté ? 12
Voilà donc, l'autre soir, quelle était ma pensée, 12
Et plus je m'y tenais la cervelle enfoncée, 12
135 Moins je m'imaginais que le vieux Mathurin 12
Eût montré, de ce temps, ni gaîté ni chagrin. 12
Hé quoi ! me direz-vous, il nous eût laissés faire, 12
Lui qu'un mauvais dîner pouvait mettre en colère ! 12
Lui qui s'effarouchait, grand enfant sans raison. 12
140 D'une femme infidèle, et d'une trahison ! 12
Lui qui se redressait comme un serpent dans l'herbe, 12
Pour une balourdise échappée à Malherbe, 12
Et qui poussa l'oubli de tout respect humain 12
Jusqu'à daigner rosser Berthelot de sa main ! 12
145 Oui, mou cher, ce même homme, et par la raison même 12
Que son cœur débordant poussait tout à l'extrême, 12
Et qu'au moindre sujet qui venait l'animer, 12
Sachant si bien haïr, il savait tant aimer. 12
Il eût trouvé ce siècle indigne de satire, 12
150 Trop vain pour en pleurer, trop triste pour en rire, 12
Et, quel qu'en fût son rêve, il l'eût voulu garder. 12
Il n'est que trop facile, à qui sait regarder, 12
De comprendre pourquoi tout est malade en France ; 12
Le mal des gens d'esprit, c'est leur indifférence, 12
155 Celui des gens de cœur, leur inutilité. 12
Mais à quoi bon venir prêcher la vérité, 12
Et devant les badauds étaler sa faconde, 12
Pour répéter en vers ce que dit tout le monde ? 12
Sur notre état présent qui s'abuse aujourd'hui ? 12
160 Comme dit Figaro : Qui trompe-t-on ici ? 12
D'ailleurs, est-ce un plaisir d'exprimer sa pensée ? 12
L'hirondelle s'envole, un goujat l'a blessée ; 12
Elle tombe, palpite et meurt, et le passant 12
Aperçoit par hasard son pied taché de sang. 12
165 Hélas ! pensée écrite, hirondelle envolée ! 12
Dieu sait par quel chemin elle s'en est allée, 12
Et quelle main la tue au sortir de son nid ! 12
Non, j'en suis convaincu, Mathurin n'eût rien dit. 12
Ce n'est pas, en parlant, qu'il en eût craint la suite ; 12
170 Sa tête allait bon train, son cœur encor plus vite, 12
Et de lui dire non à ce qu'il avait vu, 12
Un journaliste même eût été mal venu. 12
Il n'eût pas craint non plus que sa faveur trahie 12
Eût fait au cardinal rayer son abbaye ; 12
175 Des compliments de cour et des canonicats, 12
Si ce n'est pour l'argent, il n'en fil pas grand cas. 12
Encor moins eût-il craint qu'on fût venu lui dire : 12
Et vous, d'où venez-vous pour faire une satire ? 12
De quel droit parlez-vous, n'ayant jamais rien fait 12
180 Que d'aller chez Margot, sortant du cabaret ? 12
Car il eût répondu : N'en soyez point en peine ; 12
Plus que votre bon sens ma déraison est saine ; 12
Chancelant que je suis de ce jus du caveau, 12
Plus honnête est mon cœur, et plus franc mon cerveau 12
185 Que vos grands airs chantés d'un ton de Jérémie. 12
A la barbe du siècle il eût aimé sa mie, 12
Et qui l'eût abordé n'aurait eu pour tout prix 12
Que beaucoup de silence, et qu'un peu de mépris. 12
Ami, vous qui voyez vivre, et qui savez comme, 12
190 Vous dont l'habileté fut d'être un honnête homme, 12
A vous s'en vont ces vers, au hasard ébauchés, 12
Qui vaudraient encor moins s'ils étaient plus cherchés. 12
Mais vous me reprochez sans cesse mon silence ; 12
C'est vrai : l'ennui m'a pris de penser en cadence, 12
195 Et c'est pourquoi, lisant ces vers d'un fainéant 12
Qui n'a fait que trois pas, mais trois pas de géant, 12
De vous les envoyer il m'a pris fantaisie, 12
Afin que vous sachiez comment la poésie 12
A vécu de tout temps, et que les paresseux 12
200 Ont été quelquefois des gens aimés des dieux. 12
Après cela, mon cher, je désire et j'espère 12
(Pour finir à peu près par un vers de Molière) 12
Que vous vous guérirez du soin que vous prenez 12
De me venir toujours jeter ma lyre au nez. 12
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