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MUS_2/MUS69
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
SIMONE
CONTE IMITÉ DE BOCCACE
J'aimais les romans à vingt ans. 8
Aujourd'hui je n'ai plus le temps ; 8
Le bien perdu rend l'homme avare. 8
J'y veux voir moins loin, mais plus clair ; 8
5 Je me console de Werther 8
Avec la reine de Navarre. 8
Et pourquoi pas ? Croyez-vous donc, 8
Quand on n'a qu'une page en tête, 8
Qu'il en faille chercher si long, 8
10 Et que tant parler soit honnête ? 8
Qui des deux est stérilité, 8
Ou l'antique sobriété 8
Qui n'écrit que ce qu'elle pense, 8
Ou la moderne intempérance 8
15 Qui croit penser dès qu'elle écrit ? 8
Béni soit Dieu ! Les gens d'esprit 8
No sont pas rares celle année ; 8
Mais, dès qu'il nous vient une idée 8
Pas plus grosse qu'un petit chien, 8
20 Nous essayons d'en faire un âne. 8
L'idée était femme de bien, 8
Le livre est une courtisane. 8
Certes, lorsque le Florentin 8
Écrivait un conte, un matin, 8
25 Sans poser ni tailler sa plume, 8
Il aurait pu faire un volume 8
D'un seul mol chaste ou libertin. 8
Cette belle âme si hardie, 8
Qui pleura tant après Pavie, 8
30 El, dans la fleur de ses beaux jours, 8
Quitta la France et les amours, 8
Pour aller consoler son frère 8
Au fond des prisons de Madrid, 8
Croyez-vous qu'elle n'eût pu faire 8
35 Un roman comme Scudéry ? 8
Elle aima mieux mettre en lumière 8
Une larme qui lui fut chère, 8
Un bon mot dont elle avait ri. 8
Et ceux qui lisaient son doux livre 8
40 Pouvaient passer pour connaisseurs ; 8
Celaient des gens qui savaient vivre, 8
Ayant failli mourir ailleurs, 8
A Rebec, à Fontarabie, 8
A la Bicoque, à Marignan, 8
45 Car alors le seul vrai roman 8
Était l'amour de la patrie. 8
Mais ne parlons pas de cela, 8
Je ne fais pas une satire, 8
Et je ne veux que vous traduire 8
50 Une histoire de ce temps-là. 8
Les gens d'esprit ni les heureux 8
Ne sont jamais bien amoureux ; 8
Tout ce beau monde a trop affaire. 8
Les pauvres en tout valent mieux ; 8
55 Jésus leur a promis les cieux, 8
L'amour leur appartient sur terre. 8
Dans le beau pays des Toscans 8
Vivait jadis, au bon vieux temps, 8
La pauvre enfant d'un pauvre père, 8
60 Dont Simonette fut le nom ; 8
Fille d'humble condition, 8
Passablement jeune et jolie, 8
Avenante et douce en tout point, 8
Mais de l'argent, n'en ayant point, 8
65 Et donc, elle gagnait sa vie 8
De la laine qu'elle filait 8
Au jour le jour, pour qui voulait. 8
Bien qu'elle ne pût qu'à grand'peine 8
Tirer son pain de cette laine, 8
70 Encor sut-elle avoir du cœur, 8
Et, dans sa tête florentine, 8
Loger la joie et la douleur. 8
Ce ne fut pas un grand seigneur 8
Qui voulut d'elle, on l'imagine, 8
75 Mais un garçon de bonne mine 8
Dont la besogne était d'aller 8
Donnant de la laine à filer 8
Pour un marchand de drap, son maître. 8
Pascal, c'est le nom du garçon, 8
80 Avait, en mainte occasion, 8
Laissé son amitié paraître ; 8
Et, soit faute de s'y connaître, 8
Soit qu'elle n'y vît point de mal, 8
L'heure où devait venir Pascal 8
85 Mettait Simone à la fenêtre. 8
Là, lui répondant de son mieux, 8
Sans en souhaiter davantage, 8
En le voyant jeune et joyeux, 8
Elle montrait sur son visage 8
90 Le plaisir que prenaient ses yeux ; 8
Puis, travaillant en son absence, 8
De tout son cœur elle filait, 8
Songeant, pour prendre patience, 8
De qui sa laine lui venait, 8
95 Et baisant tout bas son rouet, 8
Non sans chanter quelque romance. 8
D'autre part, le garçon montrait 8
De jour en jour un nouveau zèle 8
Pour sa laine, et ne trouvait rien 8
100 (J'ai dit que Simone était belle) 8
Qui fût plus tôt fait ni si bien 8
Qu'un fuseau dévidé par elle. 8
L'un soupirant, l'autre filant, 8
La saison des fleurs s'en mêlant, 8
105 Enfin, comme il n'est eu ce monde 8
Si petite herbe sous le pié 8
Qu'un jour de printemps ne féconde. 8
Ni si fugitive amitié 8
Dont il ne germe une amourette, 8
110 Un jour advint que le fuseau 8
Tomba par terre, et la fillette 8
Entre les bras du jouvenceau. 8
Près des barrières de la ville 8
Était alors un beau jardin, 8
115 Lieu charmant, solitaire asile, 8
Ouvert pourtant soir et matin. 8
L'écolier, son livre à la main, 8
Le rêveur avec sa paresse, 8
L'amoureux avec sa maîtresse, 8
120 Entraient là comme en paradis 8
(Car la liberté fut jadis 8
Un des trésors de l'Italie, 8
Comme la musique et l'amour). 8
Le bon Pascal voulut un jour 8
125 En ce lieu mener son amie, 8
Non pour lire ni pour rêver, 8
Mais voir s'ils n'y pourraient trouver 8
Quelque banc au coin d'une allée 8
Où se dire, sans trop de mots, 8
130 De ces secrets que les oiseaux 8
Se racontent sous la feuillée. 8
Sitôt formé, sitôt conclu, 8
Ce projet n'avait point déplu 8
A la brunette filandière, 8
135 Et, le dimanche étant venu, 8
Après avoir dit à son père 8
Qu'elle avait dessein d'aller faire 8
Ses dévotions à Saint-Gal, 8
Au lieu marqué, brave et légère, 8
140 Elle courut trouver Pascal. 8
Avant de se mettre en campagne, 8
Il faut savoir qu'elle avait pris, 8
Selon l'usage du pays, 8
Une voisine pour compagne. 8
145 Ce n'est pas là comme à Paris ; 8
L'amour ne va pas sans amis. 8
Bien est-il que celle voisine 8
Causa plus de mal que de bien. 8
Belle ou laide, je n'en sais rien, 8
150 Boccace la nomme Lagine. 8
Le jeune homme, de son côté, 8
Vint pareillement escorté 8
D'un voisin surnommé le Strambe, 8
Ce qui veut dire proprement 8
155 Que, sans boiter précisément, 8
Il louchait un peu d'une jambe. 8
Mais n'importe. Entrés au jardin, 8
Nos couples se prirent la main, 8
Le voisin avec la voisine, 8
160 El chacun suivit son chemin. 8
Pendant que le Strambe et Lagine 8
Au soleil allaient faire un tour, 8
Cherchant à coudre un brin d'amour, 8
Au fond des bois, sous la ramée, 8
165 Pascal, menant sa bien-aimée, 8
Trouva bientôt ce qu'il cherchait, 8
Une touffe d'herbe entassée 8
Et le bonheur qui l'attendait. 8
Comment cette heure fut passée, 8
170 Le dira qui sait ce que c'est ; 8
Deux bras amis, blancs comme lait, 8
Un rideau vert, un lit de mousse, 8
La vie, hélas ! c'est ce qui fait 8
Qu'elle est si cruelle et si douce. 8
175 Le hasard voulut que ce lieu 8
Fût au penchant d'une prairie. 8
Çà et là, comme il plaît à Dieu, 8
L'herbe courait fraîche et fleurie ; 8
Et comme un peu de causerie 8
180 Vient toujours après le plaisir, 8
Toujours du moins lorsque l'on aime, 8
Car autrement le bonheur même 8
Est sans espoir ni souvenir, 8
Nos amoureux, assis par terre, 8
185 Commencèrent à deviser, 8
Entre le rire et le baiser, 8
D'un bon dîner qu'ils voulaient faire 8
En ce lieu même, à leur loisir ; 8
La place leur devenait chère, 8
190 Il leur fallait y revenir. 8
Tout en jasant sous la verdure, 8
Le jouvenceau, par aventure, 8
Prit une fleur dans un buisson. 8
Quelle fleur ? Le pauvre garçon 8
195 N'en savait rien, et je l'ignore ; 8
N'y pouvant croire aucun danger, 8
Il la porta, sans y songer, 8
A sa lèvre brûlante encore 8
De ces baisers si désirés 8
200 Et si lentement savourés. 8
Puis, revenant à la pensée 8
Qu'ils avaient tous deux caressée, 8
Il parla d'abord quelque temps 8
Tenant cette herbe entre ses dents ; 8
205 Mais il ne continua guère 8
Que le visage lui changea. 8
Pâle et mourant sur la bruyère 8
Tout à coup il se souleva, 8
Appelant Simone, et déjà 8
210 Entouré de l'ombre éternelle ; 8
Il étendit les bras vers elle, 8
Perdit la parole, et tomba. 8
Bien que ce fût chose trop claire 8
Qu'il eût ainsi trouvé la mort, 8
215 La pauvre Simone d'abord 8
Ne put croire à tant de misère 8
Que d'avoir perdu son ami, 8
Et le voir s'en aller ainsi 8
Sans adieu, plainte, ni prière. 8
220 Tremblante, elle courut à lui, 8
Croyant qu'il s'était endormi 8
Dans quelque douleur passagère, 8
Et le serra, tout défailli, 8
Non plus en amant, mais en frère. 8
225 Qu'eût-elle fait ? Les pauvres gens, 8
Habitués à la souffrance, 8
Gardent jusqu'aux derniers instants 8
Leur unique bien, l'espérance ; 8
Mais la Mort vient, qui le leur prend. 8
230 Déjà le spectre aux mains avides 8
Étalait ses traces livides 8
Sur l'homme presque encor vivant ; 8
Les beaux yeux, les lèvres chéries 8
Se couvraient d'un masque de sang 8
235 Marqué du fouet des Furies. 8
Bientôt ce corps inanimé, 8
Si beau naguère et tant aimé. 8
Fut un tel objet d'épouvante, 8
Que le regard de son amante 8
240 Avec horreur s'en détourna. 8
Aux cris que Simone jeta, 8
Strambe accourut avec Lagine ; 8
Et par malheur vinrent aussi 8
Les gens d'une maison voisine. 8
245 Quand le peuple s'assemble ainsi, 8
C'est toujours sur quelque ruine. 8
Ici surtout ce fut le cas. 8
Ceux qui firent les premiers pas 8
Trouvèrent Simone étendue 8
250 Auprès du corps de son amant, 8
En sorte qu'on crut un moment 8
Que, par une cause inconnue, 8
Ils avaient expiré tous deux. 8
Plût au ciel ! Telle mort pour eux 8
255 Eût été douce et bien venue. 8
Mais Simone rouvrit les yeux : 8
« Malheureuse ! » dit le boiteux, 8
Voyant son compagnon sans vie, 8
« C'est toi qui l'as assassiné. » 8
260 A ce mol, le peuple étonné 8
S'approche en foule ; on se récrie 8
Un médecin est amené. 8
Il voit un mort, il s'en empare, 8
Observe, consulte et déclare 8
265 Que Pascal est empoisonné. 8
A tous ces discours, Simonette, 8
Ne comprenant que son chagrin, 8
Restait, la tête dans sa main, 8
Plus immobile et plus muette 8
270 Qu'une pierre sur un tombeau. 8
Qui devait parler ? C'est Lagine. 8
Venant d'une âme féminine, 8
Un tel courage eût été beau. 8
Ce qu'elle fit, on le devine ; 8
275 Elle se tut, faute de cœur, 8
Et voyant tomber l'infamie 8
Sur sa compagne et son amie, 8
Au lieu d'avoir de sou malheur 8
Compassion, elle en eut peur. 8
280 Moyennant quoi l'infortunée, 8
Seule et sans aide contre tous, 8
Devant le juge fut traînée, 8
El là tomba sur ses genoux, 8
De ses larmes toute baignée, 8
285 Et plus qu'à demi condamnée. 8
Le juge, ayant tout entendu, 8
Ne se trouva pas convaincu, 8
Et, soupçonnant quelque mystère, 8
Voulut, sans remettre l'affaire, 8
290 Incontinent l'examiner, 8
Ne se pouvant imaginer 8
Ni que la fille fût coupable, 8
Voyant qu'elle pleurait si fort, 8
Ni que le jeune homme fût mort 8
295 Sans une cause vraisemblable. 8
Il prit Simone par la main, 8
Et s'acheminant, sans mot dire, 8
Avec ses gens, vers le jardin, 8
Lui-même il voulut la conduire 8
300 Devant le corps du trépassé, 8
Afin qu'elle pût se défendre 8
En sa présence, et faire entendre 8
Comment le fait s'était passé. 8
Alors, dans sa triste mémoire 8
305 Rappelant son fidèle amour, 8
Un premier jusqu'au dernier jour 8
Simone conta son histoire, 8
Comme je l'ai dite à peu près, 8
Bien mieux, car les pleurs seuls sont vrais ; 8
310 Mais personne n'y voulut croire. 8
Quand elle en fut à raconter 8
Par quelle disgrâce inouïe 8
Pascal avait perdu la vie, 8
Voyant tout le monde en douter, 8
315 Et le juge même sourire, 8
Pour mieux prouver son simple dire, 8
Elle s'en vint vers l'arbrisseau 8
Sous lequel le froid jouvenceau 8
Dormait, pâle et méconnaissable ; 8
320 Puis, cueillant une fleur semblable 8
A cette fleur que son ami 8
Sur ses lèvres avait placée, 8
Sa pauvre âme eut une pensée, 8
Qui fut de faire comme lui. 8
325 Fut-ce douleur, crainte, ignorance ? 8
Qu'importe ? Pascal l'attendait, 8
Ouvrant ses bras, qu'il lui tendait, 8
Dans un asile où l'espérance 8
N'a plus à craindre le malheur. 8
330 Sitôt qu'elle eut touché la fleur, 8
Elle mourut. Âmes heureuses, 8
A qui Dieu fit cette faveur 8
De partir encore amoureuses ; 8
De vous rejoindre sur le seuil, 8
335 L'un joyeux, l'autre à peine en deuil ; 8
Et de finir votre misère 8
En vous embrassant sur la terre, 8
Pour aller aussitôt après 8
Là-haut vous aimer à jamais ! 8
340 Or, maintenant, quelle est la plante 8
Qui sut tirer si promptement 8
De tant de délices l'amant, 8
De tant de désespoir l'amante ? 8
Boccace dit en peu de mots, 8
345 Dans sa simplesse accoutumée, 8
Que la cause de tant de maux 8
Fut une sauge envenimée 8
Par un crapaud ; mais, Dieu merci ! 8
Nous en savons trop aujourd'hui 8
350 Pour croire aux erreurs de nos pères. 8
Ce serait un cent de vipères, 8
Qu'un enfant leur rirait au nez. 8
Quand les gens sont empoisonnés 8
Dans notre siècle de lumière, 8
355 On n'y croit pas si promptement. 8
N'en restât-il qu'un ossement, 8
Il faut qu'il sorte de la terre, 8
Pour prouver par-devant notaire 8
Qu'il est mort de telle manière, 8
360 A telle heure, et non autrement. 8
Pauvre bonhomme de Florence, 8
A qui, selon toute apparence, 8
Dans les faubourgs de la cité 8
Ce conte avait été conté, 8
365 Qui l'aurait voulu croire en France ? 8
Braves gens qui riez déjà, 8
L'histoire n'en est pas moins vraie. 8
Cherchez la plante, et trouvez-la. 8
Demain peut-être on la verra 8
370 Dans le sentier ou dans la haie ; 8
La Faculté l'appellera 8
Pavot, ciguë, ou belladone. 8
Ici-bas tout peut se prouver. 8
Le plus difficile à trouver 8
375 N'est pas la plante, c'est Simone. 8
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