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MUS_2/MUS50
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
SILVIA
A MADAME ***
Il est donc vrai, vous vous plaignez aussi, 10
Vous dont l'œil noir, gai comme un jour de fête, 10
Du monde entier pourrait chasser l'ennui. 10
Combien donc pesait le souci 8
5 Qui vous a fait baisser la tête ? 8
C'est, j'imagine, un aussi lourd fardeau 10
Que le roitelet de la fable ; 8
Ce grand chagrin qui vous accable 8
Me fait souvenir du roseau ; 8
10 Je suis bien loin d'être le chêne. 8
Mais, dites-moi, vous qu'en un autre temps 10
(Quand nos aïeux vivaient en bons enfants) 10
l'aurais nommée Iris, ou Philis, ou Climène, 12
Vous qui, dans ce siècle bourgeois, 8
15 Osez encor me permettre parfois 10
De vous appeler ma marraine, 8
Est-ce bien vous qui m'écrivez ainsi, 10
Et songiez-vous qu'il faut qu'on vous réponde ? 10
Savez-vous que, dans votre ennui, 8
20 Sans y penser, madame et chère blonde, 10
Vous me grondez comme un ami ? 8
Paresse est manque de courage, 8
Dites-vous ; s'il en est ainsi, 8
Je vais me remettre à l'ouvrage. 8
25 Hélas ! l'oiseau revient au nid, 8
Et quelquefois même à la cage. 8
Sur mes lauriers on me croit endormi ; 10
C'est trop d'honneur pour un instant d'oubli, 10
Et dans mon lit les lauriers n'ont que faire. 10
30 Ce ne serait pas mon affaire. 8
Je sommeillais seulement à demi, 10
A côté d'un brin de verveine 8
Dont le parfum vivait à peine. 8
Et qu'en rêvant j'avais cueilli. 8
35 Je l'avouerai, ce coupable silence, 10
Ce long repos, si maltraité de vous, 10
Paresse, amour, folie ou nonchalance, 10
Tout ce temps perdu me fut doux. 8
Je dirai plus, il me fut profitable ; 10
40 Et si jamais mon inconstant esprit 10
Sait revêtir de quelque fable 8
Ce que la vérité m'apprit, 8
Je vous paraîtrai moins coupable. 8
Le silence est un conseiller 8
45 Qui dévoile plus d'un mystère ; 8
Et qui veut un jour bien parler 8
Doit d'abord apprendre à se taire. 8
Et quand on se tairait toujours, 8
Du moment qu'on vit et qu'on aime, 8
50 Qu'importe le reste ? et vous-même, 8
Quand avez-vous compté les jours ? 8
Et puisqu'il faut que tout s'évanouisse, 10
N'est-ce donc pas une folle avarice, 10
De conserver comme un trésor 8
55 Ce qu'un coup de vent nous enlève ? 8
Le meilleur de ma vie a passé comme un rêve 12
Si léger qu'il m'est cher encor. 8
Mais revenons à vous, ma charmante marraine. 12
Vous croyez donc vous ennuyer ? 8
60 Et l'hiver qui s'en vient, rallumant le foyer, 12
A fait rêver la châtelaine. 8
Un roman, dites-vous, pourrait vous égayer ; 12
Triste chose à vous envoyer ! 8
Que ne demandez-vous un conte à La Fontaine ? 12
65 C'est avec celui-là qu'il est bon de veiller ; 12
Ouvrez-le sur votre oreiller, 8
Vous verrez se lever l'aurore. 8
Molière l'a prédit, et j'en suis convaincu, 12
Bien des choses auront vécu 8
70 Quand nos enfants liront encore 8
Ce que le bonhomme a conté, 8
Fleur de sagesse et de gaîté. 8
Mais quoi ! la mode vient, et tue un vieil usage. 12
On n'en veut plus, du sobre et franc langage 10
75 Dont il enseignait la douceur, 8
Le seul français, et qui vienne du cœur ; 10
Car, n'en déplaise à l'Italie, 8
La Fontaine, sachez-le bien, 8
En prenant tout, n'imita rien ; 8
80 Il est sorti du sol de la patrie, 10
Le vert laurier qui couvre son tombeau ; 10
Comme l'antique, il est nouveau. 8
Ma protectrice bien-aimée, 8
Quand votre lettre parfumée 8
85 Est arrivée à votre enfant gâté, 10
Je venais de causer en toute liberté 12
Avec le grand ami, Shakspeare. 8
Du sujet, cependant, Boccace était l'auteur ; 12
Car il féconde tout, ce charmant inventeur ; 12
90 Même après l'autre, il fallait le relire. 10
J'étais donc seul, ses Nouvelles en main, 10
Et de la nuit la lueur azurée, 10
Se jouant avec le matin, 8
Étincelait sur la tranche dorée 10
95 Du petit livre florentin ; 8
Et je songeais, quoi qu'on dise ou qu'on fasse, 10
Combien c'est vrai que les Muses sont sœurs ; 10
Qu'il eut raison, ce pinceau plein de grâce, 10
Qui nous les montre au sommet du Parnasse, 10
100 Comme une guirlande de fleurs ! 8
La Fontaine a ri dans Boccace, 8
Où Shakspeare fondait en pleurs. 8
Sera-ce trop que d'enhardir ma muse 10
Jusqu'à tenter de traduire à mon tour 10
105 Dans ce livre amoureux une histoire d'amour ? 12
Mais tout est bon qui vous amuse. 8
Je n'oserais, si ce n'était pour vous ; 10
Car c'est beaucoup que d'essayer ce style 10
Tant oublié, qui fut jadis si doux, 10
110 Et qu'aujourd'hui l'on croit facile. 8
Il fut donc, dans notre cité, 8
Selon ce qu'on nous a conté 8
(Boccace parle ainsi ; la cité, c'est Florence), 12
Un gros marchand, riche, homme d'importance. 10
115 Qui de sa femme eut un enfant, 8
Après quoi, presque sur-le-champ, 8
Ayant mis ordre à ses affaires, 8
Il passa de ce monde ailleurs. 8
La mère survivait ; on nomma des tuteurs, 12
120 Gens loyaux, prudents et sévères, 8
Capables de se faire honneur 8
En gardant les biens d'un mineur. 8
Le jouvenceau, courant le voisinage, 10
Sentit d'abord douceur de cœur 8
125 Pour une fille de son âge 8
Qui pour père avait un tailleur ; 8
Et peu à peu, l'enfant devenant homme, 10
Le loups changea l'habitude en amour, 10
De telle sorte que Jérôme 8
130 Sans voir Silvia ne pouvait vivre un jour. 10
A son voisin la fille accoutumée 10
Aima bientôt comme elle était aimée. 10
De ce danger la mère s'avisa, 10
Gronda son fils, longtemps moralisa, 10
135 Sans rien gagner par force ou par adresse. 10
Elle croyait que la richesse 8
En ce monde doit tout changer, 8
Et d'un buisson peut faire un oranger 1. 10
Ayant donc pris les tuteurs à partie, 10
140 La mère dit : « Cet enfant que voici, 10
» Lequel n'a pas quatorze ans, Dieu merci ! 10
» Va désoler le reste de ma vie. 10
» Il s'est si bien amouraché 8
» De la fille d'un mercenaire, 8
145 » Qu'un de ces jours, s'il n'en est empêché, 10
» Je vais me réveiller grand'mère. 8
» Soir ni matin, il ne la quille pas. 10
» C'est, je crois, Silvia qu'on l'appelle ; 8
» Et s'il doit voir quelque autre dans ses bras, 10
150 » Il se consumera pour elle. 8
» Il faudrait donc, avec votre agrément, 10
» L'éloigner par quelque voyage ; 8
» Il est jeune, la fille est sage, 8
» Elle l'oubliera sûrement ; 8
155 Et nous le marierons à quelque honnête femme. » 12
Les tuteurs dirent que la dame 8
Avait parlé fort sagement : 8
» Te voilà grand, dirent-ils à Jérôme, 10
» Il est bon de voir du pays. 8
160 » Va-t'en passer quelques jours à Paris, 10
» Voir ce que c'est qu'un gentilhomme, 8
» Le bel usage, et comme on vit là-bas ; 10
» Dans peu de temps tu reviendras, » 8
A ce conseil, le garçon, comme on pense, 10
165 Répondit qu'il n'en ferait rien, 8
Et qu'il pouvait voir aussi bien 8
Comment l'on vivait à Florence. 8
Là-dessus, la mère en fureur 8
Répond d'abord par une grosse injure ; 10
170 Puis elle prend l'enfant par la douceur ; 10
Ou le raisonne, on le conjure, 8
A ses tuteurs il lui faut obéir ; 10
On lui promet de ne le retenir 10
Qu'un an au plus. Tant et tant on le prie, 10
175 Qu'il cède enfin. Il quitte sa patrie ; 10
Il part, tout plein de ses amours, 8
Comptant les nuits, comptant les jours, 8
Laissant derrière lui la moitié de sa vie. 12
L'exil dura deux ans ; ce long terme passé, 12
180 Jérôme revint à Florence, 8
Du mal d'amour plus que jamais blessé, 10
Croyant sans doute être récompensé. 10
Mais c'est un grand tort que l'absence. 8
Pendant qu'au loin courait le jouvenceau, 10
185 La fille s'était mariée. 8
En revoyant les rives de l'Arno, 10
Il n'y trouva que le tombeau 8
De son espérance oubliée. 8
D'abord il n'en murmura point, 8
190 Sachant que le monde, en ce point, 8
Agit rarement d'autre sorte. 8
De l'infidèle il connaissait la porte, 10
Et tous les jours il passait sur le seuil, 10
Espérant un signe, un coup d'œil, 8
195 Un rien, comme on fait quand on aime. 8
Mais tous ses pas furent perdus ; 8
Silvia ne le connaissait plus, 8
Dont il sentit une douleur extrême. 10
Cependant, avant d'en mourir, 8
200 Il voulut de son souvenir 8
Essayer de parler lui-même. 8
Le mari n'était pas jaloux, 8
Ni la femme bien surveillée. 8
Un soir que les nouveaux époux 8
205 Chez un voisin étaient à la veillée, 10
Dans la maison, au tomber de la nuit, 10
Jérôme entra, se cacha près du lit, 10
Derrière une pièce de toile ; 8
Car l'époux était tisserand, 8
210 Et fabriquait cette espèce de voile 10
Qu'on met sur un balcon toscan. 8
Bientôt après les mariés rentrèrent, 10
Et presque aussitôt se couchèrent. 8
Dès qu'il entend dormir l'époux, 8
215 Dans l'ombre, vers Silvia, Jérôme s'achemine, 12
Et lui posant la main sur la poitrine, 10
Il lui dit doucement : « Mon âme, dormez-vous ? » 12
La pauvre enfant, croyant voir un fantôme, 10
Voulut crier ; le jeune homme ajouta : 10
220 « Ne criez pas. Je suis votre Jérôme. » 10
— « Pour l'amour de Dieu, dit Silvia, 8
» Allez-vous-en, je vous en prie. 8
» Il est passé, ce temps de notre vie 10
» Où notre enfance eut loisir de s'aimer. 10
225 » Vous voyez, je suis mariée. 8
» Dans les devoirs auxquels je suis liée, 10
» Il ne me sied plus de penser 8
» A vous revoir ni vous entendre. 8
» Si mon mari venait à vous surprendre, 10
230 » Songez que le moindre des maux 8
» Serait pour moi d'en perdre le repos ; 10
» Songez qu'il m'aime et que je suis sa femme. » 10
A ce discours, le malheureux amant 10
Fut navré jusqu'au fond de l'âme. 8
235 Ce fut en vain qu'il peignit son tourment, 10
Et sa constance et sa misère ; 8
Par prouesse ni par prière, 8
Tout son chagrin ne put rien obtenir. 10
Alors, sentant la mort venir, 8
240 Il demanda que, pour grâce dernière, 10
Elle le laissât se coucher 8
Pendant un instant auprès d'elle, 8
Sans bouger et sans la toucher, 8
Seulement pour se réchauffer, 8
245 Ayant au cœur une glace mortelle. 10
Lui promettant de ne pas dire un mot, 10
Et qu'il partirait aussitôt 8
Pour ne la revoir de sa vie. 8
La jeune femme, ayant quelque compassion, 12
250 Moyennant la condition, 8
Voulut contenter son envie. 8
Jérôme profila d'un moment de pitié ; 12
Il se coucha près de Silvie. 8
Considérant alors quelle longue amitié 12
255 Pour celte femme il avait eue, 8
Et quelle était sa cruauté, 8
Et l'espérance à tout jamais perdue, 10
Il résolut dé cesser de souffrir, 10
Et, rassemblant dans un dernier soupir 10
260 Toutes les forces de sa vie, 8
Il serra la main de sa mie, 8
Et rendit l'âme à son côté. 8
Silvia, non sans quelque surprise, 8
Admirant sa tranquillité, 8
265 Resta d'abord quelque temps indécise. 10
« Jérôme, il faut sortir d'ici, 8
» Dit-elle enfin, l'heure s'avance. » 8
Et, comme il gardait le silence, 8
Elle pensa qu'il s'était endormi. 10
270 Se soulevant donc à demi. 8
Et, doucement l'appelant à voix basse, 10
Elle étendit la main vers lui, 8
Et le trouva froid comme glace. 8
Elle s'en étonna d'abord ; 8
275 Bientôt, l'ayant louché plus fort, 8
Et voyant sa peine inutile, 8
Son ami restant immobile, 8
Elle comprit qu'il était mort. 8
Que faire ? Il n'était pas facile 8
280 De le savoir en un moment pareil. 10
Elle avisa de demander conseil 10
A son mari, le tira de son somme, 10
Et lui conta l'histoire de Jérôme 10
Comme un malheur advenu depuis peu, 10
285 Sans dire à qui, ni dans quel lieu. 8
« En pareil cas, répondit le bonhomme, 10
» Je crois que le meilleur serait 8
» De porter le mort en secret 8
» A son logis, l'y laisser sans rancune, 10
290 » Car la femme n'a point failli, 8
» Et le mal est à la fortune. » 8
— « C'est donc à nous de faire ainsi, » 8
Dit la femme, et, prenant la main de son mari. 12
Elle lui fit toucher près d'elle 8
295 Le corps sur son lit étendu. 8
Bien que troublé par ce coup imprévu, 10
L'époux se lève, allume sa chandelle, 10
Et, sans entrer en plus de mots, 8
Sachant que sa femme est fidèle, 8
300 Il charge le corps sur son dos, 8
A sa maison secrètement l'emporte, 10
Le dépose devant la porte, 8
Et s'en revient sans avoir été vu. 10
Lorsqu'on trouva, le jour étant venu, 10
305 Le jeune homme couché par ferre, 8
Ce fut une grande rumeur ; 8
El le pire, dans ce malheur, 8
Fut le désespoir de la mère. 8
Le médecin aussitôt consulté, 10
310 Et le corps partout visité, 8
Comme on n'y vil point de blessure, 8
Chacun parlait à sa façon 8
De cette sinistre aventure. 8
La populaire opinion 8
315 Fut que l'amour de sa maîtresse 8
Avait jeté Jérôme en celte adversité, 12
Et qu'il était mort de tristesse, 8
Comme c'était la vérité. 8
Le corps fui donc à l'église porté, 10
320 Et là s'en vint la malheureuse mère, 10
Au milieu des amis en deuil, 8
Exhaler sa douleur amère. 8
Tandis qu'on menait le cercueil, 8
Le tisserand, qui, dans le fond de l'âme, 10
325 Ne laissait pas d'être inquiet : 8
« Il est bon, dit-il à sa femme, 8
» Que tu prennes ton mantelet, 8
» Et t'en ailles à cette église 8
» Où l'on enterre ce garçon 8
330 » Qui mourut hier à la maison. 8
» J'ai quelque peur qu'on ne médise 8
» Sur cet inattendu trépas, 8
» Et ce serait un mauvais pas, 8
« Tout innocents que nous en sommes. 8
335 » Je me tiendrai parmi les hommes, 8
» Et prierai Dieu, tout en les écoutant. 10
» De ton côté, prends soin d'en faire autant 10
» A l'endroit qu'occupent les femmes, 8
» Tu retiendras ce que ces bonnes âmes 10
340 » Diront de nous ; et nous ferons 8
» Selon ce que nous entendrons. » 8
La pitié trop tard à Silvie 8
Était venue, et ce discours lui plut. 10
Celui dont un baiser eût conservé la vie, 12
345 Le voulant voir encore, elle s'en fut. 10
Il est étrange, il est presque incroyable, 10
Combien c'est chose inexplicable 8
Que la puissance de l'amour. 8
Ce cœur, si chaste et si sévère, 8
350 Qui semblait fermé sans retour 8
Quand la fortune était prospère, 8
Tout à coup s'ouvrit au malheur. 8
A peine dans l'église entrée, 8
De compassion et d'horreur 8
355 Silvia se sentit pénétrée ; 8
L'ancien amour s'éveilla tout entier. 10
Le front baissé, de son manteau voilée, 10
Traversant la triste assemblée, 8
Jusqu'à la bière il lui fallut aller ; 10
360 Et là, sous le drap mortuaire 8
Sitôt qu'elle vit son ami, 8
Défaillante et poussant un cri, 8
Comme une sœur embrasse un frère, 8
Sur le cercueil elle tomba ; 8
365 El comme la douleur avait tué Jérôme, 12
De sa douleur ainsi mourut Silvia. 10
Celle fois ce fut au jeune homme 8
A céder la moitié du lit : 8
L'un près de l'autre on les ensevelit. 10
370 Ainsi ces deux amants séparés sur la terre 12
Furent unis, et la mort fit 8
Ce que l'amour n'avait pu faire. 8
Proverbe florentin.
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